lundi 2 septembre 2019

Le mimétisme procréatif.

Ce qui suivra s’inspire grandement et librement de l’hypothèse mimétique de René Girard.  Pour cet auteur, on le sait, toute l’expérience humaine est sous l’emprise du mimétisme. Non seulement les rapports « interdividuels », la culture ou les cultures, mais aussi et peut-être surtout la psychologie profonde des sujets. Dans l’organisation mimétique humaine, le désir occupe une place prépondérance et est comme sa clef de voûte. Pour le dire de but en blanc : chez René Girard, il n’existe pas de désir spontané, de désir autonome, aucun désir qui n’ait son médiateur, c'est-à-dire, un autre désirant qui vous indique – par de multiples voies – ce que vous devez désirer ou plutôt qui apparaît pour vous comme l’index signalant à votre désir l’objet qu'il doit convoiter. Girard se place donc à l’opposé d’une certaine psychanalyse et surtout d’un courant moderne romantique qui croit, et tient, à la spontanéité du désir, à son caractère absolument personnel, autonome. Cette position « romantique » est un mensonge, une illusion, une méconnaissance ; méconnaissance indispensable au bon fonctionnement du désir mimétique. En effet, dés que le désir mimétique est révélé, il perd de sa force et ne peut plus fonctionner comme désir métaphysique. L’adjectif « métaphysique » est l’autre qualificatif pour désigner le désir mimétique en insistant sur le but ultime qu’il poursuit : ressembler au médiateur du désir, posséder, non pas tant l’objet du désir, que l’être même du médiateur, sujet désirant lui-aussi. Le désir mimétique procède donc comme une mise en abîme infernale où tout opère en miroir paradoxal. Dans cette mécanique, tout le monde vit du mensonge de l’autonomie des désirs multiples.
Il y a deux types de médiations du désir – et une troisième dont je ne parlerai pas ici. Tout d’abord la médiation dite externe. Il s’agit de celle où le médiateur occupe une place lointaine, dans l’espace ou le temps, par rapport au sujet désirant. C’est le cas, par exemple, de Dom Quichotte qui prend pour modèle Amadis de Gaule. L’autre médiation est la médiation interne, dans ce cas, le médiateur occupe une place de proximité avec le sujet désirant. Ce type de médiation, si elle n’est pas vécue comme telle, si, au contraire, elle est vécue dans la méconnaissance, engendre une adulation et une rivalité, déclinées en d’autres passions : dégoût et fascination, attirance et répulsion, etc. toutes choses ressemblant à une double injonction «  sois comme moi/ne sois pas comme moi » qui produit de la violence et de la folie – ce qui est une forme de violence.
Voilà, brossée rapidement, l’un des volets de l’hypothèse mimétique girardienne. Elle est intéressante, il me semble, pour comprendre les enjeux cachés, méconnus, de la revendication de la PMA et de la GPA par les couples de même sexe. Le désir d’enfant est problématique, comme tout désir. Il y a sans doute un désir « naturel » d’enfant de façon analogue au désir naturel de voir Dieu. Une des spécificité de ce désir d’enfant est lié ou relié à une activité sexuelle. Il se confond, mais ne s’identifie pas, avec un désir sexuel. Il est une activité sexuelle – appelons-là « naturelle » - qui donne corps – or cas pathologiques – au désir d’enfant. Autrement dit, il est une activité sexuelle naturelle qui peut conduire, naturellement, à la conception et satisfaire le désir d’enfant. Cette activité est celle qui peut avoir lieu entre un homme et une femme. L’activité sexuelle entre personnes du même sexe ne peut conduire, en aucun cas, à cette conception naturelle et, en conséquence, à la satisfaction, naturelle, du désir d’enfant.
Dans la PMA, la GPA, nous sommes en présence d’un contournement de la conception naturelle, exclusivité du couple basé sur la différenciation sexuelle, grâce à la technique médicale. Par ce type de conception assistée techniquement, le couple de même sexe, peut satisfaire, de façon non naturelle, un désir d’enfant. Plus encore : avant même de le satisfaire, il peut se permettre de l’avoir et s’il l’a c’est par la médiation interne du couple différentié sexuellement. Ce que je veux dire, c’est que le modèle du couple « homosexuel » est le couple « hétérosexuel ». Il était le modèle dans la revendication d’un mariage semblable, un seul mariage pour tous. Il le demeure dans cette revendication égalitariste à l’enfant.
Il s’en suit que dans cette revendication ce n’est pas tant l’enfant qui importe ( enfant qui est ici « objet du désir » ) mais celui d’égaler, dans un premier temps, le « père » ou la « mère » naturels, et, dans un second temps, de rivaliser dans la paternité avec les parents de type « naturel » selon la ligne : le couple homosexuel est un couple comme les autre, il est égal à l’autre, il peut procréer comme l’autre, il peut être parents comme l’autre, il fera de meilleurs parents que l’autre, car dans son cas, l’enfant est vraiment voulu d’amour, etc.
Or c’est précisément ce désir et son contexte mimétique qu’il faut interroger. Il y a dans la revendication LGBT à la PMA - par le corps des femmes -, à la GPA  - sans le corps des hommes -(en réalité, dans la GPA et la PMA, on peut exclure absolument l’homme, puisque seul un utérus est – encore – biologiquement nécessaire. Dans le cas de lesbiennes, elles disposent de deux utérus, dans le cas d’hommes homosexuels, il faut qu’ils aillent trouver un utérus ailleurs. Le corps de la femme, est seul indispensable, pour le moment.) un exigence à être semblable au couple hétérosexuel mue par le sentiment d’être lésé, d’être défaillant. Il devient donc normal pour le couple gay de réclamer tout ce qui appartient au couple hétérosexuel, du mariage à la paternité. L’enfant, dans ce contexte, n’est qu’un objet – d’amour sans doute, mais une voiture peut l’être aussi ) un objet dont la possession – rémunérée – fera de vous un « père » ou une « mère » vous rendant égal aux parents naturels, voire meilleur qu’eux. Le désir d’enfant de la part d’un couple homosexuel, incapable, en définitive de s’en tenir à la logique « naturelle » de l’homosexualité, aux limites qu’elle impose, est un désir mimétique qui fatalement abouti à une expression violente. La première victime de cette violence est l’enfant qui, tout objet qu’il soit dans cette mécanique, est avant tout un sujet auquel on ne demandera pas si son désir - sacro-saint désir - était ou non d’avoir deux mères ou deux pères et de se construire en référence à cette exclusivité sexuelle. Il s’en suivra une violence exercée vis-à-vis des couples hétérosexuels, dont le mode de procréation « naturelle » sera dévalorisée comme étant trop « naturelle » justement. Il en découlera une violence contre les gays eux-mêmes qui seront regardés comme des usurpateurs et surtout contre les hommes qui s’effaceront dans cette folie conceptionniste.
Dans ce jeu de rivalités en miroir, le couple gay se trouvera toujours insatisfait et cela même si la technique médicale peut lui donner, un instant, l’illusion qu’il a enfin la même stature naturelle, le même prestige que le couple naturel. Or le couple homosexuel souffre toujours d’un certain manque inhérent à l’homosexualité elle-même. Ce couple sait bien, au fond, que sans la fiction juridique, sans la technique procréatrice, il n’est pas égal au couple hétérosexuel. Il sait bien que son désir de paternité ou de maternité est un désir d’être, un appel à être, à être autant qu’un autre, qu’une autre, que cet autre  qu’il croit supérieur à lui. Au final, c’est toute la société qui s’engage dans la rivalité mimétique par ce biais de la procréation technologiquement assistée – en dehors de toute nécessité thérapeutique – et dans l’évacuation de l’éthique. On pourra, peut-être, un jour voir des couples hétérosexuels faire appel aux techniques procréatrices pour des raisons économiques, esthétiques, professionnelles, etc. à l’imitation des couples gays. 




Pour terminer, je songe ici au jugement de Salomon dans  lequel l’enjeu était aussi un enfant : un enfant que la « fausse » mère était prête à sacrifier pour rester mère tandis que la « vraie » mère se sacrifiait pour sauver son enfant du partage. Le caractère foncièrement pervers de la PMA et GPA réside précisément dans revendication à l’enfant au mépris de l’enfant. On peut souffrir de son désir, on peut souffrir de la perversion de son désir et plus le sujet est mimétique plus cette souffrance, vraie souffrance, est aiguë. L’apaisement de cette souffrance n’est certainement pas dans la course à le revendication en pointant du doigt celui qui a ce que je n’ai pas, ce que je crois avoir été, injustement, dépourvu. L’apaisement à une souffrance vient de l’acceptation consciente, voulue de ses limites, de celles que la nature ou l’histoire nous ont imposées. Une personne homosexuelle ne peut procréer et même avec le secours de la technique - qui tient lieu d'éthique suffisante - l'engendrement n'est pas une procréation.

mardi 12 mars 2019

Une Eglise arc-en-ciel. Propos autour d'un coup de marteau. I.

Disons-le tout de suite, je n'ai pas lu le livre de Frédéric Martel et je ne le lirai pas. Pourquoi ? Parce que la lecture assidue des diverses recensions et critiques écrites avant et après la parution du pavé m'en dispense, osons le déclarer,  largement. On me dira que c'est manquer de probité intellectuelle et que pour bien parler du pensum, il faut au moins l'avoir eu dans la main, l'avoir parcouru, l'avoir "bouquiné". Je rétorquerai, tout d'abord, qu'il ne m'incombe pas, par devoir d'état, de le lire, qu'ensuite, je connais la chose par cœur déjà, et qu'enfin, pour le moment, aucun élément nouveau dans mon existence ne m'oblige à changer ma disposition.

Aussi, il faut être honnête, ce que je vais en retenir, je l'écrirai en accordant foi aux dites critiques et recensions, d'une part, et à ma propre expérience, d'autre part. Je viens de dire  que je connaissais cela par cœur déjà. En effet, je suis entré dans la préparation à une vie cléricale à 17 ans, j'ai fréquenté quatre lieux d'études pour faire ma philosophie et ma théologie, j'ai vécu deux essais de vie religieuse – avec des modalités différentes – pour enfin abandonner à 27 ans cette voie qui me tenait à cœur. Le sujet de ces propos n'étant pas ma propre vocation contrariée, je n'en parlerai probablement pas, même si ce que je vais dire y trouve sans doute une clef de compréhension. En revanche, ce que j'ai vécu, ce que j'ai entendu, ce que j'ai vu, perçu, compris et ce dont je suis, aujourd'hui, avec le recul, persuadé, sera bel et bien présent dans ce qui suivra. 


Commençons par une remarque préliminaire. Il est désormais difficile de parler des choses touchant la foi et la vie ecclésiale tant le vocabulaire et les notions servant à en parler sont devenus flous voire incompréhensibles pour la plupart des gens. Il faudrait à chaque fois – chose impossible – rédiger un lexique auxiliaire ou des notes en bas de pages pour s'assurer que tous les termes utilisés sont parfaitement définis et compris. Cette parfaite compréhension est la base même d'un débat loyal, efficace, profitable aux diverses parties. Si les termes restes flous, si on ne précise pas leur extension et l'acception dans laquelle on les utilise, on risque fort de tourner en rond et de raconter n'importe quoi ou de faire dire n'importe quoi à son interlocuteur.

Pour illustrer ce propos, entrons dans le vif du sujet : Martel, le bien nommé, prétend – c'est une des thèses de son ouvrage – que la chasteté et la continence sont contre-nature. Si la chasteté et la continence vont parfois de pair, elles ne sont pas synonymes. La chasteté est une chose, la continence en est une autre. Celle-ci est l'absence de tout acte sexuel, celle-là est la modération dans la sexualité : une forme, donc, de la tempérance. En outre, il faut distinguer la chasteté comme vertu et la chasteté comme vœu religieux. Si le vœu religieux suppose la vertu, celle-ci ne requiert pas, en soi, celui-là. La vertu de chasteté s'impose, dans la doctrine morale chrétienne – en pas spécifiquement catholique – à tous, quel que soit son état de vie. Le vœu de chasteté est ce que l'on appelle dans le catholicisme un "conseil évangélique" ( avec l'obéissance et la pauvreté), il n'est prononcé que par ceux qui le veulent, dans des circonstances précises, et la liberté est requise pour que ce vœu soit valide, on ne saurait y contraindre personne. La personne ayant prononcé le vœu de chasteté est tenue à une continence consacrée, c'est-à-dire vécue dans le cadre juridique, cultuel, rituel, spirituel, et existentiel de la vie religieuse, vie religieuse qui peut prendre plusieurs formes. De plus, et pour être parfaitement complet, sont tenus, selon la morale catholique - qui, faut-il le dire, tient en partie de l'idéal, mais qui n'en est pas uniquement un -, à la continence, dite aussi chasteté parfaite, les clercs ayant promis d'observer le célibat ( c'est le cas des prêtres dit "séculiers", ceux qui sont habituellement dans les paroisses) et pour toute personne célibataire quels que puissent être ses goûts, tendances, dispositions sexuelles. 

Quand on dit, donc,  que la chasteté est contre-nature de quoi parle-t-on exactement ? De la vertu de chasteté ? Du vœu de chasteté ou, plus probablement, de la continence ?
Il faut signaler, et je le disais  déjà plus haut, que la vertu de chasteté n'est pas propre au catholicisme et ni même au christianisme. En effet, on retrouve cette vertu, sous une forme ou une autre, puisqu'elle n'est qu'une actualisation de la vertu de tempérance, dans d'autres religions et d'autres philosophies. Ce n'est pas le christianisme qui invente la chasteté, il ne fait que lui donner de nouveaux vêtements. Plus encore, la continence elle-même n'est pas propre au christianisme, on la retrouvait déjà, sous certaines formes, dans le paganisme, on la retrouve dans le bouddhisme, l'hindouisme, dans l'islam et d'autres traditions religieuse. Donc, le catholicisme ne fait pas de la chasteté ou de la continence une manie qui lui soit propre et sur laquelle son éthos se bâtit. Dire cela, ou le supposer, est un a priori infondé, injustifié, et laissant plutôt entrevoir les préoccupations sexologistes de l'auteur du propos que la réalité prétendument existante.

La vertu de chasteté - et la forme qu'elle prend dans la continence, que celle-ci soit permanente ou temporaire -  est propre à l'expérience humaine, si du moins on veut bien accorder à la spiritualité et à la religion qu'elles fassent partie intégrante de l'expérience humaine. Cette observation nous conduit à une autre confusion exprimée de manière concomitante à la première, à savoir le fameux, trop fameux, "contre-nature".
Il est évident que l'utilisation par Martel de ce "contre nature" n'est pas anodin, il renvoie expressément au "contre-nature" accolé traditionnellement à l'homosexualité par la doctrine morale de l'Eglise catholique. Or, le "contre nature" de Martel, n'est pas le "contre-nature " de l'Eglise. Pour celle-ci , le " nature " de "contre-nature" ne renvoie pas à la nature, synonyme de l'ensemble écologique, ni à un quelconque éthos animal, mais bien à un ordre qui trouve son fondement dans l'acte créateur. On peut dire que la notion est à la fois philosophique et théologique. La notion de "nature" telle qu'elle est utilisée par la morale catholique se réfère à la loi dite naturelle comme participation à la loi éternelle dans la créature raisonnable, autrement dit dans l'homme. La "nature", donc, est d'abord la nature de l'homme comme créature – notion théologique – raisonnable capable de connaître son bien et de se diriger vers lui. Font partie de ce bien : la préservation de l'espèce, le respect de la vie, la sienne et celle des autres, honorer la raison – puisqu'il est un être raisonnable – et finalement de s'orienter vers la béatitude, qui est son bien absolu. On voit donc que le "nature" dépasse largement et le simple fait de faire partie d'un biotope ou quelque chose du genre, et l'opposition classique nature-culture. Est donc "contre-nature" ce qui s'oppose à la réalisation de la nature profonde de l'homme. S'il faut débattre, c'est sur ces termes que l'on débattra et non sur d'autres. Pour Martel, "nature" est utilisé au sens ordinaire d'ensemble "écologique", il s'agit de ce qui ce distingue de la culture, celle-ci étant – mais la chose n'est désormais plus tout à fait sûre – le propre de l'homme. En disant donc, que ce n'est pas l'homosexualité qui est contre nature, mais la chasteté ou la continence, Martel entretient une confusion et pervertit à son usage  idéologique une notion aux extensions diverses. Plus encore, si, pour défendre l'homosexualité, on injecte de la nature – à la suite de Gide, par exemple – il est très étrange, par ailleurs, de vouloir à d'autres occasions (mariage pour tous, théorie du genre) la congédier au titre que l'homme échappe à la nature et n'est finalement qu'un animal culturel, ou tout simplement un existant culturel, animal étant encore trop proche de la nature. On voit donc, et Martel, n'échappe pas à la chose, comment l'opinion (sinon la pensée ) contemporaine perd à chaque fois l'équilibre lorsqu'il s'agit de convoquer dans les débats la notion de nature, elle pèche, et Martel avec elle donc, soit par excès – naturalisme naïf – soit par défaut – culturalisme optimiste. La morale catholique, en définissant précisément les notions qu'elles utilisent et leur extension réciproque, conserve une cohérence et un équilibre difficilement perceptible aujourd'hui où la pensée s'étaie avec de l'émotion et des affects bien peu fondés en raison. 

lundi 11 mars 2019

La victimolâtrie.



Le mot « victime » renvoie irrévocablement, pour un lecteur de René Girard, à son hypothèse mimétique. Plus précisément, il renvoie, dans le système mimétique, au système sacrificiel dont la victime est la pièce maîtresse. Il faut, en effet, que victime il y ait pour assurer la cohérence, le dynamisme et la pérennité de ce système. Si donc notre époque use et abuse du mot « victime » et du statut qu’il octroie, c’est donc que nous sommes, encore et toujours, dans une système sacrificiel et, en conséquence, religieux, ou du moins qui fait référence implicitement au « sacré » sans qu’il soit nécessaire d’en définir les exacts contours. Dire cela c’est dire que nous nous déployons dans un système culturel propre caractérisé, précisément, par la place de la victime ou plutôt, aujourd’hui, du statut de victime.
René Girard enseignait que la victime archaïque était, par un jeu complexe de liens, déclarée coupable – de bonne foi d’ailleurs – et que c’était en raison de cette prétendue culpabilité, admise de bonne foi à l’unanimité – alors qu’en réalité elle était innocente – qu’elle devenait sujet du sacrifice. Après sa mise à mort, compte tenu que cette mort sacrificielle avait rétabli la paix et la cohésion du groupe, la victime accédait à une la divinisation : accusée d’être la fauteuse du trouble qui mettait en danger la cohésion du groupe, elle devait être divine, puisqu’elle était capable aussi d’en rétablir l’unité.
Le christianisme dévoile pour la première fois la réalité du système sacrificiel et affirme l’innocence de la victime. Le récit évangélique déclare constamment l’innocence du Christ mis à mort. Cette insistance distingue la « fiction » évangélique de la mythologique. Les récits mythologiques jamais n’affirment l’innocence des victimes, au contraire, ils la chargent pour justifier la mise à mort. Le sacrifice du Christ – librement consenti – est lu par le récit évangélique non plus comme une mise à mort archaïque mais comme un don libre, assumé, de la vie pour d’autres. C’est l’idée même de sacrifice, de victime et au final de sacré que le Christianisme perverti, modifie radicalement, et inaugurant ainsi une ère nouvelle dans laquelle nous baignons encore.
Depuis la révélation chrétienne, c’est donc le statut de victime qui n’a cessé de s’affirmer en dépendance radicale de l’innocence de cette dernière. Et c’est cette perception nouvelle qui a permis l’incroyable et parfaitement inouïe expansion des œuvres de charité chrétiennes. Les malades, n’étaient plus des coupables d’on ne sait quelle œuvre mauvaise secrète, les victimes de tremblement de terre, d’inondations, échappaient désormais également à la culpabilité, et les coupables eux-mêmes (voleurs, meurtriers, hérétiques, etc.) échappaient eux-aussi à la culpabilité totalisante : ils n’étaient pas entièrement mauvais, il y avait pour eux aussi, pour eux surtout, une possibilité de rédemption, vraie, totale, irréversible.
L’holocauste juif a centuplé cette perception que nous avons aujourd’hui de la victime. L’horreur de cet événement où des millions de personnes ont été « sacrifiées » à la folie raciale, à l’idolâtrie politique, au détestable moloch  national – perversion du légitime patriotisme - , jette une lumière métaphysique et théologique sur l’innocence de la victime et sur le statut contemporain de victime.
Depuis, nous sommes plongés dans la surenchère et chacun se cherche dans ce statut victimaire, perçu qu’il est comme étant le seul à conférer une existence culturelle, le seul, finalement, à reproduire la divinisation ancienne, une divinisation médiatique, universelle, qui n’apporte aucun supplément d’être au groupe, mais qui en apporte à la victime. 




La victime était innocente, elle est toujours innocente, sinon ce n’est pas une victime. Désormais la victime est partout, et revendique, son unicité : les musulmans sont victimes de l’islamophobie, les homosexuels d’homophobie, les femmes de misogynie, les juifs d’antisémitisme ou d’antisionisme, les catholiques d’anticléricalisme etc. Le monde est désormais organisé en cercles victimaires, image moderne de l’enfer baroque : une fois qu’une catégorie est déclarée victime, ( on aurait presque envie de dire qu’elle en reçoit le label ), tous les individus appartenant ou se réclamant de cette catégorie jouissent en raison de leur statut de victimes, d’un blanc-seing. On ne peut désormais, en raison d’une innocence foncière, toujours supposée, jamais prouvée, universelle et pérenne, plus rien leur reprocher. Si le christianisme a permis de pervertir la notion de coupable et de manifester l’innocence de la victime, la "victimomanie" contemporaine – perversion chrétienne – pervertit à son tour la notion d’innocence pour manifester le caractère tyrannique et totalitaire de la victime ou de ce que l’on déclare tel.
Ainsi en raison même de son homosexualité, un homosexuel ne saurait être mauvais, c’est une victime fondamentalement. Un musulman en raison même de son islamisme ne saurait être mauvais, c’est foncièrement une victime. Un juif, c’est pareil : en raison de sa judéité, il ne saurait être mauvais, il est juif, autrement victime a priori. Aussi, dés que vous critiquez un juif, un musulman, un homosexuel, un noir, alors même que vous ne les critiquez pas en raison de leur spécificité sexuelle, religieuse ou ethnique, vous serez toujours a priori suspecté, et davantage encore, d’antisémitisme, d’homophobie, d’islamophobie, etc.
Personne ne jouit d’un statut de victime fondé dans l’être : pour parodier une célèbre logique, qui ici est littéralement vraie, on ne naît pas victime, on le devient. Le statut de victime est toujours factuel, on n’est pas victime depuis les origines, on le devient ici et maintenant. Un homosexuel, un juif, un catholique peuvent être victime, mais jamais dans un en-soi. C’est cet « en-soi » qui perverti la notion de victime et donc le système culturel, qui est toujours un système sacrificiel – qui place cette figure perverse en son cœur. Perverse, car désormais la victime a tous les droits, entre autres celui d’infliger sa violence, toujours juste dans la perspective décrite plus haut. La victime est devenue un dieu bourreau et c’est cette figure-là qui, bien souvent, se manifeste.  

samedi 22 septembre 2018

De la peine de mort revue et corrigée.



Surtout ne rien dire quand tout le monde parle. Attendre et, après que le flot médiatique est passé, tenter de prendre la parole. 
 Catherine de Sienne avait beaucoup prié pour un condamné à mort. Demandant qu'il puisse mourir apaisé et dans l'amitié de Dieu. L'histoire raconte qu'elle alla jusqu'à tenir sa tête au moment suprême.

Le pape a fait modifier le catéchisme en ce qui concerne la peine de mort pour en faire, pour l’Église, quelque chose d’irrecevable, désormais, au regard de la dignité humaine. Il s’agit là d’une inflexion caractérisée de la doctrine traditionnelle catholique concernant ce sujet. Si elle ne la promouvait pas – c’était même le contraire, l’Église ayant eu toujours horreur du sang – elle la justifiait et cette justification valait encadrement d’une pratique, et de la justice dont elle dépendait, dans une société chrétienne. Reste que l’on se demande si la nouveauté, introduite par le pape François, et qui apparait comme une rupture, est un développement de la doctrine traditionnelle ou un changement. Si cela devait être un changement, cela n’irait pas sans poser quelques problèmes théologiques à l’instar que ce qui a déjà pu se passer pour Amoris Laetitia . Si, au contraire, il s'agit bel et bien de l'aboutissement d'un développement, la chose est dans l'ordre catholique des choses.  
La modification apportée au catéchisme est justifiée par la notion de « dignité humaine ». Il se trouve que cette notion n’est pas traditionnelle, en tout cas pas dans son acception moderne, et si elle est devenue classique ce n’est que dans un mouvement théologique mettant l’accent sur les droits de l’homme où d’autres considérations naturelles. Si ces considérations naturelles ne sont pas, par elles-mêmes, indignes d’intérêt, loin s’en faut, pour le christianisme elles ne sauraient prévaloir, d’aucune manière, sur les considérations surnaturelles. Or, pour l’homme chrétien, sa dignité est d’abord et avant tout sa fin surnaturelle ; pour l’homme chrétien, qui le sait, mais aussi pour tout homme, même ne le sachant pas : le fondement de la dignité humaine est d’être fait à l’image de Dieu et d’être destiné au salut (création/rédemption). La doctrine traditionnelle sur la peine de mort, formulée excellemment par saint Thomas d’Aquin, n’ignorait pas cela et, l’on peut dire, qu’une grande partie du raisonnement du Docteur Angélique est fondé sur le règne des fins pour la personne. 
Mais une fois dit cela, il faut revenir aux considérations naturelles en ce qui concerne la peine de mort. En effet, la peine de mort est une œuvre de la justice, exercée, dans le meilleur des cas, dans le cadre d’un juste jugement. Il faut, je crois, s’interroger sur ce qu’est la justice. Saint Thomas en parle très bien dans ses justifications de la peine de mort, mais, il me semble, qu’il faut prendre en compte des apports extérieurs, et plus récents, pour pouvoir comprendre ce qu’est le système judiciaire. Car, finalement, une chose est la justice comme vertu et autre chose, le système judiciaire. En s’inspirant de René Girard, on peut dire que cette modification est un des aboutissements - sans doute inconscient - d’une conception non-sacrificielle de la religion en mettant le primat sur la miséricorde.  
Pour René Girard, en effet, le système judiciaire, la justice donc, prend le relais de la violence groupale chaotique et allant toujours vers une montée aux extrêmes par la vengeance. Si l’État, ou la société, applique une quelconque peine d’ordre judiciaire, c’est en raison d’un perfectionnement du système sacrificiel – même système qui a donné naissance au sacré. L’État, par le bras de la justice, hérite légitimement de l’action violente et lui seul est désormais habilité à tuer sans faire entrer dans le cycle de la vengeance. 
La violence légale est ainsi, paradoxalement, l’héritière « pacifique » de la violence groupale, qui était sans fin et mettait la vie du groupe en péril. En déléguant la violence, qui devient légitime, à la justice, on met fin au cycle de la vengeance mimétique. Le christianisme introduit un changement radical par rapport à la violence sacrificielle, c’est indéniablement de révélation. C’est donc à une critique résolue de la violence sacrée que conduit le christianisme. Reste à savoir maintenant, si le christianisme introduit un changement dans la perception l’archaïque de la justice – entendue comme système judiciaire, seul légitimement habilité à exercer une violence ? Il semble bien que oui. On peut signaler, tout d’abord, la critique ouverte et directe du Christ adressée à la loi du talion – qui déjà, en son temps, était un progrès judiciaire – « on vous a dit … », « Je vous dis... » 


Il faut aussi considérer l’épisode de la femme adultère. « Moïse nous a dit de lapider ce genre de femmes et toi que dis-tu ? » Cette référence à Moïse, fait penser à cette réponse de Jésus, à propos d’une autre question : « Moïse à prescrit cela à cause de votre dureté de cœur, mais à l’origine il n’en était pas ainsi ». Cette origine n’est rien d’autre que le cœur de Dieu et de son économie créatrice. Or l’on peut tout aussi bien dire, dans le cas de la femme adultère, que Moïse a prescrit cela à cause de la dureté de cœur mais qu’à l’origine il n’en était pas ainsi. C'est-à-dire que la loi telle que Moïse la reçoit ou la prescrit n’est pas d’origine. En ce qui regarde la loi, Jésus ne se réfère pas à Dieu, mais à Moïse, en revanche pour ce qui est de l’origine, Jésus fait référence au dessein de Dieu. Si Jésus reconnait à Moise la capacité de légiférer légitimement, c’est à cause d’un état de fait, naturel, pécheur, que Jésus appelle la dureté de cœur (dans la scène de la femme adultère, il ne dit rien de cela, mais on peut je crois le sous-entendre). Jésus, par son silence, sa gestuelle et les paroles adressées à la femme, introduit effectivement un changement dans la perception du système judiciaire légitime – le lévitique !- juif. Dans l’Ancien Testament, les peines prévues par la loi concernent évidemment les coupables. (Il y a au moins deux types de coupables : ceux que les termes d’une disposition légale rendent coupables et ceux qui le sont soit au regard de la loi naturelle, soit au regard de la loi de la grâce. Pour ces derniers, cela ne regarde pas le système judiciaire d’État, mais uniquement le sacrement de réconciliation. Dans le premier cas, c’est la loi qui fait le coupable et ceux-ci ne le sont pas toujours absolument. Dans le cas de la femme adultère, elle est évidemment coupable selon les termes de la loi de Moïse et elle méritait, selon cette loi, la peine de mort. Elle l’est aussi au regard de la loi naturelle. Mais le Christ ne parle jamais en termes de culpabilité. Il ne la déclare pas coupable, ni d’ailleurs innocente. Il la fait sortir du cadre de la loi – elle et les autres – et la fait entrer dans celui de la grâce. Il la retire à la morale légaliste pour la faire entrer dans une morale "gracieuse", par la porte du péché. ( là où le péché abonde la grâce surabonde. ) « Moi non plus je ne te condamne pas, va et ne pèche plus » Pour Jésus, autrement dit pour Dieu, autrement dit pour le regard d’origine du Verbe créateur et rédempteur, la problématique n’est pas de savoir si la peine de mort est juste ou non, mais de donner à cette femme, et à ses détracteurs, la possibilité d’entrer dans le Monde Nouveau de la grâce. La femme n’est pas une coupable, mais une pécheresse en voie de salut. Et la femme a la vie sauve de deux façons, primo parce qu’elle n’est pas lapidée, secundo parce qu’elle peut désormais entrer dans la vie de la grâce. D’une certaine manière, dans cet épisode, Jésus renverse les valeurs du système judiciaire en faisant entrer tout le monde dans la sphère de la culpabilité mais pas dans celle qu’engendre la loi mais dans celle du rapport à la grâce. Il rompt le lien loi/péché. Il ne commente pas la loi, ne la dit pas juste ou injuste mais fait passer ses auditeurs dans un autre ordre des choses : où personne n’est sacrifié, où aucune violence n’est exercée. Il le fait par sa présence et par sa parole. Est-ce à dire que le système judiciaire est caduc ? Non, mais il est, en régime chrétien, sous l’influence lente mais profonde de la grâce. Aussi, désormais, toute réflexion sur la justice, les peines, la peine de mort, est prise en tension entre la pérennité, pratique, du système judiciaire et ce que l’ordre de la grâce, infusée, par l’Incarnation et la Rédemption, oblige à transformer. C’est ainsi que l’on a vu tout au long de l’histoire de l’Église des dispositions visant à contenir la violence et à la combattre (trêve de Dieu, par exemple, interdiction de la tauromachie et autres combats violents, etc…) C’est peut-être cette sage lenteur et cette sagesse lente que l’on voit à l’œuvre dans ce qui concerne la perception de la justice en général et de la peine de mort en particulier. Comme je le disais plus haut, il est évident que la réflexion chrétienne manifeste depuis toujours une certaine répugnance à la violence et même à la peine de mort. Saint Thomas lui-même, dans le Compendium, apporte une précision qui modère tout ce qu’il peut dire aussi bien dans la Somme Théologique que dans celle contre les Gentils. La dynamique catholique, finalement, a toujours été d’encadrer la pratique de la peine capitale. Jean-Paul II et Benoît XVI, sans rien changer à la théorie, pensaient que cette théorie ne s’appliquerait plus, car elle ne trouvait plus à s’appliquer selon plusieurs considérants, notamment le perfectionnement du système judiciaire et la dignité de la personne humaine, selon l’ordre naturel. Ces deux papes sont allés aussi loin qu’ils ont pu sans pour autant rompre avec la lettre de la doctrine traditionnelle. François rompt désormais avec la théorie elle-même et en qualifiant la peine de mort d’ « inadmissible » ou d’« inhumaine » semble critiquer la doctrine traditionnelle. Si l’on peut admettre qu’il y ait une évolution et même un développement, les termes mêmes utilisés par le pape François semblent vouloir manifester davantage un changement voire une rupture. C’est cette formulation et cette attitude qui pourrait être en somme problématique. Tout donne à penser que le pape veut se poser en rupture, au nom de la miséricorde, et il ne montre pas assez la continuité, l’évolution harmonieuse et le développement de la doctrine. En outre, en laçant, presque sans crier gare, des sujets aussi délicats, il monte contre lui une frange de catholiques, qui tiennent, peut être à tort aux formes,et qui forcément sont mécontents. Mais, il semblerait que cela lui soit parfaitement égal, voire que c’est l’un des effets souhaités « démasquer les tradis » de tous poils pour mieux apparaître comme réformateur. (Il faudrait aussi réfléchir sur le fait que Jésus est lui-même un condamné à la peine capitale etc.). 

jeudi 28 décembre 2017

Le pape, Jésus et les migrants.



Il faut bien avouer que la chose est complexe. En tout cas, en ce qui me concerne, elle me pose un vrai problème de conscience que je n’ai qu’imparfaitement résolu. Il y a tout d’abord, l’exhortation vétéro-testamentaire de recevoir l’étranger. Il y a aussi la tradition multiséculaire de l’Église qui compte parmi les œuvres de miséricordes l’accueil de l’étranger et l’accueil inconditionnel : sans regarder à sa race, sa religion, sa langue ou tout autre considération. Il y a l’exemple des saints et il y a maintenant les exhortations papales constantes. 
Commençons par celles-ci. En réalité, on ne sait à quel saint ce vouer. Les messages du pape pour l’accueil des réfugiés, devenus entre temps des "migrants", est dans l’air du temps. La majorité des politiques européens tiennent le même discours avec la volonté d’imposer aux populations quelque chose qu’elles ne considèrent pas forcément d’un bon œil. Le pape, de ce côté-là, joint sa voix à la voix des autres et ne fait que donner du crédit à une politique d’accueil migratoire. C'est en tout cas ce qui ressort des compte-rendus des médias. 
Cependant, je crois que ce qui guide le pape et ce qui guide les dirigeants européens est assez différent. Je ne pense pas que l’on puisse dire de manière unilatérale que les discours du pape, sur cette thématique, sont politiques. De même que l’on ne peut pas dire que les discours des politiciens soient mus par la charité ou les œuvres de miséricorde. Le fait est là : le mobile des uns n’est pas celui de l’autre, en l’occurrence du Pape.
Toujours est-il que le résultat, pour les esprits et dans les faits, est le même : une arrivée massive de migrants, réfugiés, expatriés, déplacés, appelons-les comme on voudra. Arrivée massive qui se conjugue avec peur, fondée et/ou infondée, incivilités répétées, sentiment d’invasion occulte ou réclamée, ambiance délétère au final, car on sent bien que la chose est devenue très peu gérable et sans doute peu gérée. Ajoutons à cela que la majorité des dits migrants sont de confession musulmane. Dans un monde où l’islam, manifeste, une nouvelle fois, son penchant violent, il y a de quoi se demander ce que l’on va devenir. Les appels incessants du pape paraissent alors parfaitement irraisonnables,  dangereux voire, aux yeux de certains, collaborationnistes.
D’aucuns entrent dans une défense, obsédante et désespérée, d’une identité nationale ou supranationale, dans la défense d’une identité chrétienne, liée dangereusement à l’identité nationale. Qu’en est-il de la défense de l'identité chrétienne sachant qu'en  fait partie la dynamique de charité ? La question est donc de savoir ce qu’est la charité d’abord et ensuite comment elle s’applique dans ce contexte confus ? L’accueil de l’autre doit-il être parfaitement inconditionnel au risque de nous être nocif ? Doit-on faire, si on est chrétien, de l’accueil des migrants une priorité absolue ? Cette priorité doit-elle être relayée politiquement ?
Le Pape s’appuie souvent sur les textes des Écritures, ce Noël encore. Qu’en est-il au final en regardant les choses sans poésie et sans rhétorique ?

Jésus naît à Bethléem, en Judée. Sa famille vient de Nazareth en Galilée. Entre les deux parties de la Palestine d’alors, s’il n’y avait qu'une unité politique relative, il y avait une unité religieuse juive qui suppléait largement au manque d’unité politique. De plus, si Marie et Joseph font le voyage jusqu’à Bethléem c’est pour retourner au pays de leurs ancêtres puisque que Joseph est de la tribu de David, de Bethléem. Aussi donc, on ne peut parler pour Marie et Joseph, dans ce cas précis, de « migrants ». De plus « migrant » indiquent un état de déplacement constant ou du moins une installation temporaire en vue d’un nouveau départ. Marie et Joseph ne sont pas à proprement parler des « étrangers » à Bethléem pas plus qu’ils ne le seront quand ils feront le voyage à Jérusalem. Disons qu’en allant à  Bethléem, ils sont en voyage dans un but administratif. Ils ne sont pas davantage réfugiés puisqu’ils ne fuient, à cette occasion, rien du tout. Ils ne sont pas même des immigrés, étant entendu que l’immigré s’installe durablement en terre étrangère. Tout au plus, et en forçant un peu, ils sont exilés de leur village et de la Galilée.
Au contraire, quelques temps après la naissance de Jésus, et sans qu’ils aient eu le temps de retourner à Nazareth semble-t-il, Marie, Joseph et Jésus prennent la route d’un exil vrai et deviennent pour quelques temps de vrais immigrés en Égypte. Ils sont même des réfugiés puisqu’ils fuient Hérode le Grand. Rétrospectivement, le parcours qui de Nazareth conduit en Égypte peut être lu  comme celui d’une migration. Mais cela n’est possible que parce qu’il y a cette « fuite en Égypte ». Le Christ donc et sa famille on été réfugiés en Égypte. Mais on sait parfaitement ce que signifie théologiquement cette « Égypte » dans laquelle le fils de Dieu trouve refuge, comme Moïse, Joseph, avant lui. Et l’on sait que Dieu rappellera d’Égypte son Fils, comme il a tiré Israël d’Égypte. Ici donc, le motif de cette fuite n’est pas d’abord d’attirer l’attention sur le statut de réfugié de la sainte Famille, mais bien de signifier que Jésus est le nouveau Moïse, le nouveau Joseph, et le parfait Israël. Reste le fait : comme Israël avait été étranger sur la terre d’Égypte, Jésus et sa famille le sont aussi. 
Cela dit, le statut d’Israël en terre d’Égypte était celui d’un exil servile et pas autre chose. C’est de cette servitude que Moïse libère Israël. De même, on ne peut dire, qu’avec une sacrée distorsion, que les exils suivants que connaîtra le peuple juif sont des migrations volontaires et qu’ils sont alors de migrants ou des réfugiés, car en rigueur de termes, ils ne sont ni l’un ni l’autre.
On cite souvent deux versets du Lévitique (19,33-34) pour justifier l’accueil inconditionnel de l’émigré : "Si un immigré vient séjourner avec vous dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas. Vous traiterez l’immigré qui séjourne avec vous comme un autochtone d’entre vous ; tu l’aimeras comme toi–même, car vous avez été immigrés en Égypte. Je suis le SEIGNEUR (YHWH), votre Dieu. " Reste qu’à coté de ce verset, qui n’est d’ailleurs pas sans poser des problèmes d’interprétation, il existe de nombreux autres où l’accueil censé être dû aux émigrés prend un sacré coup dans l’aile. Ainsi pour la Pâques, il est permis d’accueillir à la table juive des étrangers à condition que les mâles, parmi les étrangers, soient circoncis. On ne compte pas les cas, où un ordre divin, ou supposer tel, demande la mise à mort de ceux qui s’oppose à l’installation Israël parfois dans des terres qui ne lui appartiennent pas. Comment dés lors dire que tel verset donne la véritable doctrine concernant l’accueil de l’émigré et que tels autres non ? Quel est l’argument permettant de faire le tri ? A vrai dire, on ne sait pas même si la traduction « immigré » pour les verset du Lévitique  est correct. Il est probable que traduire le mot "ger" hébreux par "immigré" est déjà une légèrement déformation. Bref, une chose est certaine, il y a un devoir sacré d’hospitalité dans l’Ancien Testament mais y lire quelque chose comme des préoccupations contemporaines serait parfaitement anachronique.
Autre chose l’Ancien Testament fait acception des personnes et c’est même un des traits du Judaïsme. Par exemple, l’accès au Temple était largement codifié et les « gentils », les non-juifs, n’avaient le droit d’y pénétrer que jusqu’à un certain point.
Le christianisme supprime cet aspect discriminant et l’acception des personnes devient, à la longue, impossible. Dés lors, c’est à frais nouveaux, que se pose l’accueil de l’autre, de l’étranger, de l’immigré, de l’hôte. C’est de manière radicalement neuve que se pose la question du « prochain ». Comme toute question dans le christianisme, celle-ci doit être posée à partir du Christ. Nous avons vu que le voyage à Bethléem ne peut constituer raisonnablement une migration et que le premier fait matériel qui peut être considéré comme tel est la fuite en Égypte. Nous avons vu aussi que l’on ne peut pas tirer grand-chose de ce fait-là sinon que la sainte Famille vécut quelques temps (années ?) dans ce pays et qu’il était évident qu’un jour, ils en repartiraient. Il est probable que Marie et Joseph y ont subvenu à leur existence par le travail de leurs mains, sans faire de vagues et sans attirer l’attention sur eux. Ce séjour en Égypte, dont nous ne savons rien, est surtout mentionné pour ses résonances théologiques plus que pour sa portée humaniste ; on s’en doute.
Si l’on reste au niveau du strictement théologique, dans le christianisme, la relation à l’autre, et à cet autre qu’est l’étranger, n’est pas à fonder sur une quelconque migration historique du Christ, mais sur l’Incarnation. En effet, Dieu, en prenant chair, pose les fondements d’une relation radicalement neuve à l’autre. Car quoi de plus étranger à la nature divine que la nature humaine et où trouve-t-on unie une "étrangeté" semblable sinon dans le Christ, vrai Dieu et vrai Homme? Quoi de plus étranger que cette inhabitation du Verbe dans une chaire mortelle? Et où la trouve-t-on sinon dans le Christ, Verbe Incarné ? Le premier étranger, l’absolument étranger, c’est le Christ. En lui , en effet, Dieu est en quelque chose en exil, en kénose comme dira saint Paul.  Dieu dans l’Incarnation prend la forme d’esclave.
Ce que l’Incarnation permet de comprendre, c’est que nous sommes tous des étrangers, que tous nous sommes des esclaves, migrants ou non, réfugiés ou non, émigrés ou non. Être homme est être en exil, toujours. Depuis que l'homme est sorti d'Eden, il a sombré dans l'exil. Exil qu'assumer le Christ, exil doublé par l'exil de la divinité dans l'humanité exilée. Sa vie durant, le Christ va signifier ce caractère radical du fait d’être étranger : rejeté par ses compatriotes de Nazareth, par ceux de Capharnaüm, par le Peuple juif, par le pouvoir romain, par Judas, par Pierre et par l’un des larron crucifié avec lui. Le Christ est celui que l’on rejette non pas parce qu’il est migrant mais parce qu’il est l’Etranger absolu. L’attitude du Christ est l’exact inverse : il intègre, assimile, répare : les aveugles, les paralytiques, les possédés, les païens, les samaritains, les prostituées, tout ceux qui était peu ou prou frappés d’ostracisme, Jésus les accueille au sens le plus radical : dans ce qu’ils sont en ne considérant que la personne et rien de plus. C’est sur cette base que les premiers chrétiens ont admis au baptême, sans circoncision, tout homme et toute femme. La foi seule au Christ devenant désormais l’argument décisif d'une appartenance au Christ lui-même, duquel le baptisé devenait un membre et tous les membres constituant un corps.


Tout cela est bel et beau mais même si c’est fondateur, on peut se poser la question de savoir jusqu’où concrètement il faut aller dans l’accueil pratique aux étrangers et en l’espèce aux migrants. Sans oublier ce qui a été dit, d’autres questions entre en ligne de compte, par exemple la notion de « justice ». Or, il n’est pas juste de déshabiller Pierre pour habiller Paul. La justice ne permet pas de faire du mal pour arriver à un bien. Mais quel mal fait-on ? Il semble évident que les populations locales vont mal à plus d’un titre et qu’elles le disent de plusieurs façons. Ce mal prend la forme de la peur. Certains voudraient y voir uniquement un symptôme fasciste. On ne peut penser raisonnablement que toutes les populations soient fascistes. L’argument du fascisme est simple, trop simple pour être vrai. On ne peut toujours tout ramené aux années 1930. Il faut un jour arriver à penser sans Hitler.
La peur qui habite beaucoup de populations européennes n’est pas non plus la peur qu’on leur prenne tout. L’Europe a montré, dans les années passées, sa générosité et a accueilli, parfois sans discernement aucun, des populations allogènes, allant jusqu’à donner, dans certains pays, la nationalité à tous ceux qui naissaient sur leur territoire. Aujourd’hui, on veut que les populations en fasse d’avantage encore, et certains croient même qu’il faut qu’elles disparaissent ou du moins s’ "écrasent" pour permettre à d’autres de vivre et d’exister.
Le remplacement de population est visible, lié à un problème démographique, il faut être aveugle pour ne pas le voir, ici et là, dans tel ou tel quartier. Ce remplacement va de pair avec un remplacement culturel, une montée des extrémismes identitaires et religieux. Il va surtout de pair avec un vide culturel, spirituel, religieux. Il est ensuite quelque peu illusoire de se constituer en chevalier de l'identité, alors que celle-ci a proprement été jetée aux orties ou aux oubliettes. De ce côté-là nous récoltons ce que nous avons semé. Mais il est évident que la situation est tendue et qu’il n’y a que peu d’apaisement. C’est dans ce contexte que le Pape réclame, de façon obsédante, l’accueil presque inconditionnel des migrants sur le sol européen. On comprend qu’il finit par agacer même certains catholiques qui ne comprennent pas que ce discours ne soit pas accompagné d’une contrepartie sur la justice, comme le faisait Benoît XVI.
Si toute personne doit être reçue dans ce qu’elle a d’unique, sans considération de race, de couleur de peau, de langue, de sexe, de religion, de goûts, de culture, il n’en va pas de même quand il s’agit d’accueillir des masses, des groupes humains. Si la charité doit présider a tout, ce n’est pas au dépend de la justice. Si l'accueil de la personne ne relève pas de la politique, l'accueil de masse ou de groupes indistincts en relève bien. Et une des vertus que la politique devrait mettre en œuvre c'est la justice. Je en pense pas qu'il y ait des politiques charitables ou que la charité soit une vertu politique.
Un jour une femme, non juive, vient trouver Jésus pour lui demander une guérison. Jésus lui rétorque, un peu brusquement, qu’il n’est venu que pour Israël et qu’il n’est pas bon de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens.  La femme lui rétorque : d’accord, mais parfois les petits chiens mangent des miettes qui tombe de la table des maitres. Jésus voyant la foi de la femme, la guérit. Jésus lui-même donc opère une distinction : Israël/ ce qui n’est pas Israël, les enfants / les petits chiens. La femme reprend la distinction, autrement dit elle reconnait qu’elle n’est pas, selon les catégories mises en place par le récit, un « enfant », mais un petit chien, mais que le chien mange de ce qui tombe de la table des maitres. Bien sûr ce récit a une portée théologique qui annonce l’universalité du salut : ce qui était réservé au peuple juif est désormais offert à tous, et par seulement sous forme de miettes mais en abondance, car ce qui est proposé à la table est superabondant. Jésus, ne faisant pas acception des personnes, et voyant la foi de la femme, fait avec elle selon sont désir et la guérit. Nous sommes ici dans un rapport de personne à personne. Nous n’avons rien dans les écritures qui nous éclairent sur les comportements que nous devons avoir avec des groupes humains dans une situation comme la nôtre.
Nous sommes donc renvoyer aux principes de charité, avec les personnes, et de justice, dans la politique, et à l’exercice éclairé de la raison. Nous sommes renvoyer à ce qui est légitime, or la défense de l’identité, d’un territoire, d’une culture est légitime.
Une autre posture serait éventuellement possible. Elle consisterait à appliquer ce qui normalement doit se faire au niveau strictement personnel à un niveau de société. Nous entrerions là dans une position quasi-mystique qui exigerait de donner sa vie pour autrui ( "il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux de l'on aime"), de non seulement disparaître comme individu, mais aussi comme société, comme culture, pour que d’autres vivent. On conçoit que cette attitude vécue collectivement ne peut prendre que la forme explicite d’une violence. Forme qu’elle a déjà en partie assumée. Cette position, je crois bien, porte en elle des excès et, pour parler en termes religieux, présente des accointances hérétiques. Il s'agirait d'un irénisme irresponsable permettant à l'autre de n'être que l'autre, de rester cet autre, de l'enfermer, au final, dans son caractère étranger. De plus, cet autre n'est pas forcément mon "ami", loin s'en faut, il est peut-être mon ennemi. Or, si je dois aimer mes ennemis, ce n'est pas en tant qu'ils sont mes ennemis, mais c'est parce qu'ils sont des hommes et que j'ai l'espoir qu'ils puissent devenir "ami". 
Il faudrait dire un mot sur la situation d'occupation de la Palestine par un peuple étranger, en l'occurrence les Romains, qu'a connue Jésus. Et considérer, comment il se comporte face à cette population. Mais ça sera pour un autre épisode.