mercredi 14 décembre 2011

Liège : tragique et marche blanche

C'est entendu, ce qui c'est passé hier à Liège, en Belgique, est horrible, tout le monde en conviendra : à quelques jours de Noël,  la vie d'inconnus ne valant pas plus que la sienne, un "fou furieux" tire sur des passants dans l'intention unique de donner la mort. Le "forcené" était connu de la police et de la justice belges et, semble-t-il, entretenait un petit trafic de choses illicites, et ce même après de nombreux mois passés en prison. Bref, l'individu était une personne pour laquelle on est en droit de se demander ce que la liberté pouvait valoir.

N'ayant plus rien à perdre, si ce n'est la vie, l'homme se rend sur la place centrale de la ville et tire. Oui, c'est horrible. Tout d'abord pour lui : quand un être humain, quel qu'il soit, en est rendu à cette unique possibilité d'expression, à cet unique geste de désespérance, on doit se questionner sur ce qu'est être humain. Son geste - imitation d'autres gestes de la même portée - à quelque chose qui nie l'humanité, qui la viole, la rend odieuse, puisque son "parcours", puisque cette humanité-là, celle de l'individu, n'a pu que rencontrer cette forme nihiliste de violence, et la mort sanguinaire. L'horrible de l'événement est d'abord là : une personne qui en vient à ce type de geste interroge toute l'humanité, et les qualificatifs de "monstre", de "fou" ou de "dément", ne servent qu'à nous rassurer sur la "normalité" de notre propre humanité.

Il n'est pas question ici de disculper l'individu et de faire porter la responsabilité de l'acte sur la société ou le système, qui, cependant, participent à l'engrenage violent et à la médiation d'une violence qui s'étale partout et dont on abreuve les jeunes depuis les âges les plus tendres (jeux vidéos entre autres). Une société que fascine la violence ne peut produire que des violents, une société qui exaspère la rivalité mimétique ne peut que conduire à la violence. Cela dit, autonomes, ou tentant de l'être, il est de notre devoir d'individus libres et doués de volonté, de critiquer, pratiquement, la société que nous contribuons à fonder, notre responsabilité commence là.
 
Le caractère tragique de l'événement de Liège se révèle dans la rencontre qu'on fait des personnes "innocentes", comme dit la presse, avec la mort. Des personnes qui sans doute, ce matin-là, envisageaient leur vie avec des projets, qui sans doute n'imaginaient pas une seconde que leur destin s'achèverait là, vers midi, de par l'aveugle sauvagerie d'un homme. Innocents, ils le sont certes, mais enfin, dans des pays qui ont aboli la peine de mort, mêmes les coupables ne meurent plus violemment ; il y a dans cette insistance sur "l'innocence" quelque chose de l'ordre de la vindicte, qui accorderait que le coupable puisse mourir, après tout. Nous sommes tous innocents face à la mort, en quelque sorte. Et les victimes tragiques de Lièges ne l'étaient pas plus que celles des révolutions, des guerres, et des massacres qui ont lieu partout sur le globe.

"Il n'y a pas de mots pour décrire cela" aurait dit, sous la forme du cliché émotionnel, je ne sais quel personnage officiel à Liége. Il n'y a surtout pas de mots pour les familles des victimes qui sont face à une douleur sans fond, absurde, injuste, qui devront, désormais, tenter de comprendre, pourquoi? comment? un fils, une mère, une bébé, ont été fauchés par un geste aussi rapide que radical. Mais il faut espérer qu'il y ait des mots pour la justice, des mots pour les politiques, des mots pour ceux dont c'est la charge et le devoir, de veiller au bien commun et à la paix civile. Il n'y a jamais de mots face à la mort tragique, mais il doit y avoir des mots pour un homme politique à qui on ne demande pas de verser dans l'émotionnel, mais d'agir, et si possible avant que le tragique ne se manifeste.

Il ne reste plus maintenant à Liège qu'à organiser une manifestation d'albinambulie, puisque c'est le seul moyen, il semble, dont dispose notre société occidentale, pour évacuer la tension, la douleur, l'émotion : une marche blanche pour que "jamais plus cela n'arrive". On ne sait quels dieux on tente d'apaiser par ces processions, quel Destin funeste on veut conjurer, mais force est de constater que cela ne fonctionne pas : ça continuer à arriver. Les marches blanches sont la dérisoire manifestation de notre impuissance devant la violence qui nous possède, nous en tant qu'individus et en tant que collectivité. Ces déambulations en blanc nous apaisent, nous font communier dans la conviction, éphémère, que nous sommes innocents parfaitement innocents de ce qui nous arrive. La marche blanche est une forme non sanglante de sacrifice pendant lequel la violence, la mort, le tragique sont évacués. Mais cette forme de sacrifice est inefficace : non seulement la mort et ses acolytes ne sont pas expulsés mais ils sévissent toujours plus.

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