mardi 19 juin 2012

Lettre à Robert sur le socialisme.

Mon cher Robert,

Ta dernière lettre - ah tes lettres manuscrites, heureuse survivance d'un temps non-écologique ! - me demande, je le sens bien, des comptes. Tu le fais habilement, pudiquement, comme à ton habitude, mais tu me presses. Je te dirai donc, puisque tu désires le savoir, pourquoi je ne suis pas socialiste.

Tout d'abord, il faut que je précise ce que j'entends par "socialiste". En utilisant cet adjectif, je veux parler du courant politique et/ou philosophique que recouvre pratiquement le terme, et aucunement d'autre chose; tout ce qui est "social" n'est pas socialiste et tout le socialisme ne se résout pas dans le "social".
Je veux donc parler du courant politique que recouvre habituellement ce terme. Pour ce qui est de la philosophie, j'ai bien peur qu'elle se résume à peu de chose, et je parlerais plutôt de lignes de force. (Tu auras remarqué, au passage, que j'évite "idéologie" afin de ménager ta susceptibilité.)

Afin d'en venir directement à mes raisons, je dois d'abord te faire part de ma vision de l'homme. Rassure-toi, je ne vais pas être long. Je ne crois pas que l'homme soit naturellement bon, ni d'ailleurs naturellement mauvais. Je pense qu'il est agité d'intentions contradictoires, et mû par un désir toujours mimétique. Le désir mimétique est en lui-même contradictoire, parce qu'il pousse, simultanément, à la ressemblance et à la dissemblance. Ce mouvement contradictoire rend parfaitement "instable" tout désir humain, et,le rend suspect d'une certaine violence, c'est du moins le jugement que je me suis fait.
L'homme donc est plus porté à la lutte pour assouvir ce désir instable et contradictoire, souvent débouchant sur la violence, plutôt qu'à être l'être bon, tolérant, ouvert, compréhensif que tu sembles vouloir qu'il soit.
Dés lors, les sociétés fondées et entretenues par des hommes aussi âpres à faire valoir leurs désirs ne peuvent, elles-non plus, être naturellement ou spontanément bonnes. Et c'est une bien belle utopie, et un rêve éveillé, que de croire qu'un jour, par le jeu politique seulement, par des mesures sociales, par l'idéologie du sympathique, l'on puisse corriger un penchant aussi marqué.
En effet, la politique elle-même se trouve marquée et du désir mimétique, et de sa violence, de son rêve de ressemblance et de son besoin de dissemblance. Elle est, comme tout ce qui vient de nous, sujette à la violence du désir contradictoire, aussi aucun courant politique ne peut être spontanément bon.

Le socialisme politique, mon cher Robert, est d'une certaine manière, pire que tout. - je te vois bondir. Il entretien l'utopie d'une société qui fut, peut et sera, spontanément bonne, ou du moins pourrait l'être avec le concours de l’État perçu comme la quintessence, le gardien, la vigie, la sentinelle, du "social".  Cette utopie l'empêche de voir la réalité telle qu'elle est, et donc lui fait prendre des voies qui semblent être des avenues arborisées mais qui ne sont que des impasses. L'État, pour le socialisme, n'est qu'une espèce de collectif supra collectif, un collectif de la vertu charitable - charité dénaturée de son identité théologale - et le garant de l'utopie.

Les restes laissés du christianisme ont été récupérés par le socialisme : entraide, fraternité, xénophilie,...et aucun parti politique, ne parle davantage de morale - sans la nommée- que lui et, forcément, il est devenu la nouvelle doxa, commune, allant de soi, évidente,  avec ses pontifes, ses dogmes, ses rites, sa propre poétique, son métalangage. Cette religion est commune, au sens où elle est répandue partout, comme jadis le christianisme constituait le fond vertueux de nos sociétés. Aujourd'hui, cette place est tenue par les religions séculières socialistes.
Cette religion est essentiellement bourgeoise, petite-bourgeoise même - rien de péjoratif dans cette appellation, simplement une catégorie sociologique -, elle rassemble en son sein une certaine quantité de gens qui ne profitent guère directement des idées socialistes, mais qui par vertu, soit réelle soit factice, les professent. Les prêtres socialistes ne sont pas touchés par la pauvreté, n'habitent pas les quartiers confrontés à de vrais problèmes humains et sociaux, ne souffrent pas d'une vraie précarité de travail, bref ne connaissent pas la souffrance économique, sociale, humaine des populations qu'ils voudraient aider. Ils sont tout a fait en-dehors, à côté. Beaucoup des disciples du socialisme sont issus des médias, de la culture, et du spectacle et l'on voit se pavaner aux côtés des clercs socialistes, tels acteurs, tels sportifs, que la charité universelle presse de se faire ainsi voir. Ils ne savent pas ce qu'est la souffrance du pauvre véritable, ce que peut être la précarité du travailleur, ils ne savent pas ce que c'est que de vivre avec 800 euros par mois, ne savent pas ce que c'est que de vivre dans des quartiers ravagés par l'incurie, la déculturation, un multiculturalisme aveugle et imbécile, ils ne savent rien de tout cela, et pire, leur utopie ne veut pas le savoir. Ils se drapent tous dans leur belle conscience, dans leur charité de bazar, leur espérance tonitruante, leur foi indécrottable et bornée en  la bonté spontanée de l'homme.

Tu me diras doucement - parce que tu es un homme doux- que je suis sévère, que je ne devrais pas parler comme ça, que je dois penser à ma mère et à mon père, l'un comme l'autre de petites gens. Et bien, je pense à eux précisément, à leur perpétuelle humiliation par un courant qui les utilise comme fond de commerce. Précisément, c'est à cause d'eux que je ne suis pas socialiste, eux qui ont toujours vécu dans l'effort - cela vaudrait une autre lettre- dans la renonciation pratique, non théorisée, à ce qu'ils étaient pour pourvoir être là où ils étaient, où ils avaient choisis d'être, sans que personne ne les y contraignent - ils n'ont jamais été assignés à résidence : ils sont partis par choix, appris une langue par choix, à manger autrement par choix dans les limites, bien sûr, de moyens économiques et, ma foi, ils s'en sont bien sortis. Encore une fois, il n'y avait aucun destin, aucune divinité qui veillait sur leur chemin, aucun fatum, qu'un fado, mais le fado, tu le sais se chante et se chante debout librement. Ah oui, c'est la liberté qui guidait leurs pas et leur plus belle réussite, chez moi, c'est de m'avoir transmis ce goût de la liberté, par delà toutes les idéologies et par delà ce qu'ils croyaient eux-mêmes. Je n'ai été sauvé de rien de ce côté-là, j'ai tout reçu, je suis redevable de tout. L'immigration n'est pas une chance, pas dans mon cas de figure, elle est d'abord un traumatisme, mais toute blessure peut être occasion de renouveau. Je ne peux mettre mon espérance humaine dans un courant qui, aussi visiblement, se joue de la réalité, pour en inventer une autre qu'il appelle, de manière impropre et usurpatrice, "humanisme".

Tout n'est point mauvais dans le socialisme et au risque de paraître me contredire, je dirais même que tout y est bon, de cette bonté dont est bonne le rêve. Mais ce rêve impose sa propre dynamique, ses catégories propres, son caractère impérieux, son évidence onirique. Il oblige à penser comme il pense, à voir comme il voit, et dès lors que l'on est soumis à ce rêve, on est par le fait même, soumis au sommeil duquel il procède. Car, et je l'ai vérifié à plusieurs reprises, il endort la pensée libre, dans son contenu mais aussi dans sa forme. S'il me prenait, par ennui, ou par plaisir, de vouloir rêver autrement et s'il me venait l'idée de faire part de ma vision, elle serait difficilement acceptable, si je l'exprime dans des catégories que le rêve socialiste ne peut assimiler, et ce, quand bien même, nous rêvions toi et moi, dans la même direction.

Un philosophe - de ceux que tu aimes à lire - définissait un jour la différence entre l'homme de gauche et l'homme de droite par le fait que le premier voyait le monde d'abord, tandis que le second se voyait lui, sans que cela, ajoutait le philosophe, soit d'ailleurs une marque d'égoïsme pour celui-ci, ni une de générosité pour celui-là. Je n'aime pas cette distinction droite, gauche et je doute de sa pertinence, soit, peut-être avait-il raison, mais si le monde est vu d'abord, c'est dans les brumes du rêve qu'il est vu. Tu sais que j'ai toujours eu horreur du rêve, non pas que je n'y sois pas porté, je le suis, et sans doute autant que toi, mais je ne sais quel instinct vital m'a toujours fait prendre le rêve en suspicion, à préférer une réalité douloureuse à un doux confort rêvé. Ce que j'ai, je l'ai et je trouve une certaine consolation à palper du réel, ce que je n'ai pas, même si c'est plaisant, je ne l'ai pas.

Fondamentalement, si je ne suis pas socialiste c'est pour cette raison : horreur du rêve. Peut-être ai-je tord ? Peut-être suis-je trop réaliste? Peut-être devrais-je reconsidérer quelques petites choses? Peut-être oui, il faut toujours reconsidérer les choses, et n'avoir d'avis définitif qu'en peu de choses. Ce qui reste de la charité, cette vertu fondamentale, la charité au sens théologal, cette immense et profonde dynamique de l'amour qui donne et ne retient pas, qui me fait l'égal de tous, qui transcende les divisions et les individus, ce qui reste de cette charité, sans laquelle nous ne sommes rien, dans le socialisme, j'y adhère, non pas parce qu'elle est sociale, mais parce qu'elle est l'unique poétique qui vaille. Et poétique ici, tu te doutes, est à prendre au sens littéral et à purger de tout romantisme.

En fait, mon cher Robert, je crois que je déteste autant la politique que le rêve, parce que la politique est toujours un rêve, un rêve qui nous oblige, qui nous exprime, un songe que nous ne rêvons pas mais qui nous rêve lui. La politique est le jeu raisonné de l'absurde et c'est pour cela que tout y est permis.

Tu ne me parlais pas, dans ta lettre, de tes plantations? Le jardin doit être beau à cette saison. Les pivoines, les roses, les digitales... j'aimerais revoir tout cela et manger de tes excellents légumes : les carottes, les asperges et petits oignons sucrés.

Je t'embrasse.

lundi 11 juin 2012

Ou bien ou bien.

Aucune échappatoire possible, aucune autre solution.

Ou bien la vie ne porte rien qu'autre qu'elle-même, ne manifeste rien qu'une succession de faits biologiques, n'est rien d'autre qu'un agencement - subtil peut-être - de fluides;
Ou bien, elle est aussi autre chose, portant simultanément la manifestation d'autre chose. Elle ne se résorbe pas en elle-même, elle n'est pas qu'un fait ou un enchaînement complexe de faits biologiques.

Ou bien la vie, l'existence humaine donc, s'achève par la fin du fonctionnement des organes - et peu importe qu'ils soient nobles ou non, à ce niveau le cerveau vaut l'intestin -, se termine par ce qu'il est convenu d'appeler "la mort", par la cessation du biologique et le début - ce qui est encore du biologique - de la dégradation corporelle, dégradation qui le renvoie à la pure matière, à sa totale dispersion, à sa disparition enfin;
Ou bien l'existence humaine ne s'achève pas dans cet enchaînement, mais elle porte en elle, par-delà le biologique, une autre raison que la raison purement matérielle.

Ou bien l'homme n'est qu'un phénomène physio-biologique - et sa psychologie n'est que l'aboutissement d'une anthèse stérile -, une apparition éphémère, une fulgurance - peut-être spirituelle- qui illumine un temps, et puis s'éteint définitivement laissant derrière elle la plus noire des nuits, pire, aucune nuit possible, puisque la nuit serait encore quelque chose;
Ou bien l'homme, tout éphémère qu'il soit, est aussi une étincelle qui perdure par delà la nuit noire rendant compte ainsi d'une permanence de l'esprit.

Ou bien l'angoisse inhérente à toute vie d'homme - et peut-être animale - n'est rien qu'un épiphénomène sociologique ou psychologique, une crise perdue, qui tourne à vide, ne mène nul part.
Ou bien elle est le symptôme d'un au-delà, que l'on ne nomme pas, tout de suite,  Dieu ou Ciel, ni même âme, ni esprit, mais un "oultre", non pas parallèle mais permanence, une fois encore,  dans une commune apparition de la vie et son  inhabitation. Un index pointé simultanément, inexorable, vers le terme de tout parcours personnel et - probablement - communautaire et vers son "oultre".

Ou bien je suis un malade du sens et tous mes discours sont délires, fantasmes et fantasmagories;
Ou bien c'est le sens qui est malade et je me porte bien.

Ou bien le sexe n'est qu'agitation sur fond de permanence vaine de l'espèce, divertissement suprême;
Ou bien il est le point focal d'un corps qui est figure du spirituel, et donc ouvert sur autre chose qu'une simple permanence branlante de la communauté humaine. 


Ou bien l'amour n'est que confort biodégradable, étincelles cérébrales uniquement, petites distractions histoire de, trompe-ennui, trompe- la -mort inefficaces ou je ne sais quelle autre lâcheté;
Ou bien est cri, appel, urgence.

Ou bien le cri est en vain et l'on retombe dans le premier "ou bien" : confort, étincelles, lâcheté;
Ou bien le cri n'est pas vain, et alors l'amour est la figure de l ' "oultre".

Ou bien la vie est pure et absurde enstase, serpent stupide qui se mord la queue;
Ou bien elle est extase radicale, ab-solue.

Ou la mort est le terme radical et toute morale, toute éthique, sont précaires et d'une formidable relativité;
Ou bien la mort n'est pas un terme radical et un authentique dynamisme moral fondé sur la liberté est possible.

Ou bien, déjà je ne suis pas;
Ou bien, déjà je suis davantage.