vendredi 26 avril 2013

Le règne du particulier ou ce qui fonde l'éthos contemporain.

"La pollution est le fait de problèmes particuliers détachés de leurs liens avec l'ensemble et traités à part, de manière critique, alors qu'on ne peut à vrai dire leur donner un sens, découvrir leurs particularités, leur trouver une solutions qu'en les intégrant dans la totalité. Nous sommes submergés par l'abondance des problèmes particuliers : ils deviennent de plus en plus embrouillés et finissent par représenter des fardeaux bien plus lourds que la totalité prise dans son ensemble."

Cette citation de Hans Urs von Balthasar ( Points de repères, Fayard, Paris 1973), décrit on ne peut mieux la situation des sociétés occidentales. La tradition philosophique, le pli philosophique, l'attitude philosophique fut toujours de s'occuper du général, de penser la totalité comme totalité et, s'il fallait s'arrêter un instant au particulier, on s'élevait d'autant mieux vers le général. Si l'esprit philosophique analyse ce n'est que pour mieux synthétiser, s'il distingue ce n'est que pour mieux unir. La vie, dans ce qu'elle a de plus propre, de plus fondamental, n'est en rien une succession de particuliers, mais une dynamique générale, un déploiement continu et synthétique.




Nos sociétés occidentales ont pris désormais l'attitude inverse. Le particulier est le terme absolu. Que cela soit en intérêts, en situations, en cas, en modes, en genres, l'exception particulière est norme et, littéralement, norme absolue. Nous sommes dans l'incapacité réelle, et désormais inaltérable, de sentir, de penser, de comprendre la totalité, le général. Pire même, le général est devenu objet d'une haine tenace, d'un négationnisme farouche ; la vie des sociétés, celle des personnes, n'est plus qu'un conglomérat de particuliers normatifs. Comment,  dés lors, ne pas envisager la guerre de tous contre tous, puisque un particulier n'est pas forcément accordé à un autre particulier. L'homme étant ce qu'il est, tout le monde n'étant pas capable de penser "la concordance des opposés" et la loi mimétique étant plus forte que jamais, malgré le christianisme, voire à cause de lui, nous ne pouvions entrer, pour notre occident, que dans cette guerre froide de tous les particuliers entre eux.

Il serait mal venu ici de faire grief à l'individualisme ou je ne sais quel libéralisme. Il ne s'agit pas de cela. En réalité, il ne s'agit pas plus d'individualisme que de libéralisme, mais de vues un peu courtes, de manque de perspectives, de manque de champ, et d'idéologie. Paradoxalement ce règne néfaste du particularisme est advenu alors même qu'on nous chantait les vertus du collectivisme, du groupe, de la solidarité sociale, du vivre-ensemble et d'autres refrains du même tonneau. En définitive, ces chansons-là n'étaient que des airs qui endormaient je ne sais quels égotismes fondamentaux. Il s'agissait d'airs idéaux qui avaient encore quelque chose du parfum de l'ancienne charité, bien qu'un peu éventé déjà, de chansons déconnectées de la théologie matricielle. On y croyait à cette bonté, cette bienfaisance, cette immense et large empathie, cette vertu. On lui donnait le nom - consensuel - d'humanisme et on la parait de tolérance, d'ouverture à l'autre, d'exaltation de la différence, et de promotion de la diversité. Au cœur même de ce discours, de cette doxa - puisque nous étions tenus de penser ainsi sous peine de passer pour un exécrable fasciste, un réactionnaire, un ennemi du genre humain - se nichait un autre propos : la négation même de ce qui était affirmé. Le collectif n'existe pas, le beau vivre-ensemble pas plus, il n'existe que des particuliers qui se font la guerre, sous-tendus qu'ils sont par le désir mimétique. La seule chose qui nous lie vraiment les uns aux autres est la force implacable du désir mimétique. Ce que le christianisme avait permis - la jugulation du désir mimétique et, dés lors, la possibilité de comprendre et penser le paradoxe humain - l'évacuation du christianisme et son remplacement par une mélasse laïco-dogmatique, au vernis foncièrement religieux, ne le permettait plus. Chacun quittait la communion, le "in solidum" que la théologie pensait, grâce à la notion de "corps mystique", comme un seul corps et une pluralité de membres, comme personnalisme et communion, pour ne plus être qu'un ab-solu, pas même une personne, ni même un individu, mais un particulier mu, agité, traversé, de désirs - appelons cela comme cela - qui fondent des droits, des revendications et, plus métaphysiquement, posent dans l'être, du moins c'est ainsi qu'on le pense. L'illusion funeste, et romantique, fut de croire que ces désirs étaient spontanés, autonomes, quasi innés, qu'ils nous venaient de je ne sais où, qu'ils étaient pour ainsi dire immano-transcendants. On se refusait à voir que les désirs louchent toujours, qu'ils lorgnent toujours du côté de l'autre et que la cause de cette manie optique est le manque à être fondamental qui scelle la destinée humaine : on s'imagine toujours que l'autre est davantage que nous, quand bien même on le lui dénie, et sans doute à proportion qu'on le lui dénie. Le drame métaphysique de nos sociétés occidentales est d'être revenues à un état pré-chrétien. Et puis non !  Ces sociétés-là n'avaient-elles pas le mythe pour se raconter des histoires et construire un discours qui échappait autrement à la difficulté de penser le paradoxe ? Non, nos sociétés contemporaines, après avoir été chrétiennes, c'est-à-dire après avoir compris ce qu'était le mimétisme victimaire, comment il avait été dépassé par la crucifixion du Verbe, ont tourné le dos à une théologie, une philosophie qu'elles ne comprenaient plus, qu'elles n'étendaient plus, qu'elles ne voulaient plus entendre, qu'elles ne voulaient plus comprendre. Cette intelligence du paradoxe, qu'offrait le christianisme véritable, abandonnée, il ne restait plus que l'amour - mais quel amour  !-  des idées claires et distinctes. L'amour - il faudrait dire l'hybris - plus que les idées, car en matière d'idées claires et distinctes, la chose est bien plus facile à dire qu'à trouver. Au royaume de ce type d'idées, l'on trouve évidemment une batterie de cas particuliers, qui sont examinés, critiqués, pesés : un travail d'entomologiste. Une fois tout passé au microscope de la critique particulariste,  il ne reste qu'une apposition de choses sans grand lien les unes avec les autres.

Le paradoxe chrétien évacué, la pensée chrétienne du paradoxe tarie ou presque, cette sagesse perdue, il ne reste que le fardeau des cas, des modes, des tressaillements particuliers. Sans aucune connexion entre eux, les faits particuliers imposent leur tyrannie, suscitent pour chacun d'eux une disposition propre ; chaque exception étant "princeps" elle exige une loi propre. Le droit lui-même, perdant de sa cohérence et de sa dynamique générales, renonce à l'articulation fondatrice entre loi naturelle et lois positives et devient un  catalogue du fait d'exception. Pire encore : le "droit" n'est plus compris fonciérement que comme revendication du particulier, et parfois même du particulier dans le particulier. Il faut bien s'en rendre compte une fois abandonné le regard synoptique, l'intelligence se perd dans des arguties du labyrinthe des exceptions aux exceptions. Un labyrinthe aux murs tapissés de socialisme, de sociétalisme, de psychologisme, de psychanalysisme, d'envolées lyriques : l'exception produisant à chaque fois un discours propres auto-justifiant. L'exception ne devant rendre des comptes à personne en demande à tous. Ce qui était un cas parmi d'autres devient la norme et agit comme telle quand bien même, du haut de son arrogance, très particulière, elle prétend le contraire. L'exception est l'impératrice de cet Empire du Bien.  

Hans Urs von Balthasar avait parfaitement raison de faire remarquer que ce monde-là, pollué par une critique microscopique, qui ne cherche ni la cohérence, ni même le sens, est lourd de vide. Le regard synoptique lui manquant, c'est aussi l'intériorité qui lui fait défaut et  là où défaille cette dernière, là aussi l'Esprit se meurt.

lundi 1 avril 2013

Esprit es-tu là ?

Les affres du carême sont derrière nous. J'y vois deux raisons au moins.  Tout d'abord parce que nous sommes bel et bien dans le temps pascal, temps qui s'ajoute au temps, et qui ne connaît ni les affres, ni les pleurs, ni les macérations. Il est bien fini le temps du sac et de la cendre, voici venu celui de la vie donnée à foison. 
Ensuite parce que, depuis que Paul VI a réduit de manière draconienne le temps du jeûne à deux malheureux jours dans l'année, on ne peut plus parler, décemment, d'affres quadragésimaux. Nos père qui avaient l'espérance de vie plus courte jeûnaient plus que nous qui avons la santé bien meilleure. Paul VI en ce temps-là - un temps déjà bien ancien, tant le temps s'accélère - crut bon, pour le confort et le bien spirituel des pauvres petites brebis du Christ vivant dans les prés très difficiles de la vie moderne, d'envoyer les jours de jeûne au musée des souvenirs pieux. Avait-il  oublié encyclique de son prédécesseur Benoît XIV  ? 

 L’observance du Carême est le lien de notre milice; c’est par elle que nous nous distinguons des ennemis de la Croix de Jésus-Christ; c’est par elle que s’éloignent les fléaux de la colère divine; c’est par elle que, protégés par l’aide céleste durant le jour, nous nous fortifions contre les princes des ténèbres. Si cette observance se relâchait, ce serait au détriment de la gloire de Dieu, pour le déshonneur de la religion catholique et le péril des âmes chrétiennes; et sans aucun doute, cette négligence deviendrait la source de malheurs pour les peuples, de désastres dans les affaires publiques, d’infortunes pour les individus  (Enc. ‘Non Ambigimus’ 30 mai 1741).

Depuis, force est de constater que la prophétie s'est réalisée. 

Le carême, sans ses affres donc, étant derrière nous, nous pouvons revenir en toute quiétude sur les événements de ses dernières semaines. On ne parlera pas  ici des manifestations roses - couleur consensuelle en ce moment - pour ou contre le mariage des gays et gayes, pour ou contre l'idée d'égalité, pour ou contre une paternité artificielle, pour ou contre la félicité universelle que la quakeresse Taubira, dans une transe comme seule les âmes vastes peuvent en avoir, a annoncée.  On a beaucoup marché donc, ces dernières semaines, des marches chiffrées, que les médias ont déchiffrées, parce que la plèbe est idiote et qu'elle ne comprend rien, et qu'il faut bien, c'est ainsi, lui dire où se trouve la vérité du moment, où se trouve la pensée juste de l'heure, où est la doxa indubitable, celle qu'il faut faire sienne au risque de passer pour un connard et ainsi s'offrir à la vindicte de la bien-pensance totalitaire. Nous ne parlerons donc pas de cette vaste fumisterie idéologique qu'est le pseudo-mariage pour tous bardé des meilleures intentions du monde, comme en est pavé l'enfer d'après la sagesse populaire, sagesse qui aujourd'hui ne compte pour rien.

On ne parlera pas plus du dernier livre de Gabriel Matzneff où l'on apprend qu'il aime toujours coucher avec de jeunes mineurs, des deux sexes consentants, qu'il adore autant le Christ que Priape, qu'il déteste le tourisme de masse, qu'il vit sa vie en parfait esthète, bien au-dessus de la mêlée, qu'il s'octroie des droits moraux parce qu'il est artiste ; ce statut valant toutes les éthiques possibles. La pédophilie n'est pas ce que l'on croit et ce que les nouveau cercles de vertu, dénoncés à longueur de livre par l'écrivain, fustigent n'est rien d'autres qu’une espèce d’obsession sexuelle voilée dans l'indignation . Que l'on adore conjointement Vénus et le Christ, pourquoi pas, mais vient, tout de même, une heure où il faut choisir. On peut s'amuser longtemps, mais vient un moment où l'on ne s'amuse plus. Le Christ est un Dieu, jaloux et sa jalousie est celle d'un amant : "Ce n'est pas pour rire que je t'ai aimé". On ne parlera donc pas de "Séraphin, c'est la fin", puisque Matzneff écrit bien, classiquement, orthodoxement, mais un fois le livre fermé il nous semble n'avoir rien retenu, n'avoir pas été touché, s'être ennuyé en bonne compagnie

Mais nous parlerons du séisme catholique. Un séisme commencé le 11 février 2013. Nous revenons là-dessus, maintenant que les folies papophilolâtres se sont un peu tassées.  La nuit du 11 février 2013 donc,  tandis que les "ave" se clairsemaient à Lourdes, que les malades rentraient chez eux, la foudre tombait, paraît-il, sur le dôme de Saint-Pierre de Rome. D'aucun y virent le signe funeste de la ruine future, et tant annoncée, de la chute de Babylone la Grande, la fin prochaine de sa pompe et de son faste insultants. Tout ce que le monde compte de descendance légitime ou bâtarde de Joachim de Flore - nostradamusiens et pseudo-malachiens en tête - entrèrent dans une danse épileptique, très en vogue en ce moment ; une pythie noire, sur un autre sujet, en d'autres lieux, n'avait-elle pas eu récemment des visions de roses pleuvant sur des tours ferreuses et aiguës ? On croira ce que l'on voudra, mais tout cela se tient. La transe prophétique et révulsée des uns n'est pas bien loin des palpitations logomaches des l'autre.
La place Saint-Pierre était déserte, l'éclair illumina le vide de l'esplanade. Vide cruel, vide inouï, jamais il n'y eu au Vatican un vide aussi plein : le souverain pontife, le successeur du Prince des Apôtre, le Vicaire du Christ, venait quelques heures avant que Jupiter ne se manifesta, d'annoncer sa renonciation au siège de Pierre. Jamais on avait entendu cela, jamais de mémoire de catholique un pape n'avait, pour les raisons avancées, renoncé à son ministère d'évêque de l’Église catholique. La nouvelle fit l'effet d'un coup de tonnerre, préfigurant ainsi l'orage qui allait s'abattre sur la basilique vaticane.  Ce 11 février 2013 fut le jour de où l'hystérie commença.
Le lendemain on vit fleurir des "merci" à profusion. Ce pape qui n'avait pas été franchement aimé, ni par les médias - qui n'aiment que ceux qui les flattent- ni globalement par le peuple catholique, qui ne lui manifestait qu'une affection vague et toute en pudeur, le voici récoltant ici les félicitations pour son geste historique et subitement moderne (bon débarras !) et là des merci par milliers. Merci de quoi au juste ? De débarrasser le plancher ou d'avoir été celui qu'il fut jusqu'à ce qu'il s'en aille ? Merci de nous quitter ou merci pour ce que tu as fait ? Merci, c'était bien  ou merci, on veut mieux maintenant ?

Du 12 au 28 février, on eut ainsi un pape ayant déjà une fesse hors du Saint-Siège. Il était là mais bientôt il ne serait plus là. On voyait déjà, tels les mages pour l'adoration de l'Enfant-Dieu, se profiler des papes noirs, des papes jaunes,  des papes rose, que l'on appelle papesses. Certains se voyaient déjà sans pape du tout - ce qui est la solution la plus simple. Le temps des pronostics commença ainsi, pour la premier fois dans l'histoire de l’Église, au nez et à la mitre du Souverain Pontife encore vivant et encore en place. 
Le Siège Apostolique lui aussi y alla de son refrain fin-de-sièclequiste, et communiqua que à partir du 28, le pape de Rome serait appelé "Sa Sainteté Benoît XVI, pape émérite", qu'il porterait toujours la soutane blanche, vêtement qui depuis Pie V est distinctif des papes, mais qu'il renonçait à ses mules rouges ! Tout est dans les mules rouges ! Elles qui symbolisent le sang des martyrs : désormais ce "pape" émérite, ne marcherait plus dans le sang des martyrs. La masse était déjà très loin de ses considérations, déjà elle préparait son grand gosier pour hurler, le moment venu, "habemus papam"! Elle s'y préparait alors même, répétons-le,  qu'elle avait encore sous la main un pape, fatigué, malade peut-être, mais vivant ! Cette foule qui ne comprend jamais rien, parce qu'une foule n'est pas faite pour comprendre mais uniquement pour faire son travail de foule, son titanesque travail centripète d’écrasement, et cela qu'elle soit catholique ou qu'elle ne le soit pas.  

Le 28 février à 20 h pétantes, comme dirait un grand bouffon de la télévision française, la porte de la résidence de Castelgandolfo se referma pour toujours sous la silhouette penchée de Benoît XVI, le pape méritant. C'était fini, la messe était dite, selon un rit plus qu’extraordinaire encore bien ! Bientôt, on allait le ranger quelque part dans les jardins du Vatican, dans un ancien monastère désaffecté, remis en l'état pour le pape émérite, que d'aucuns appelait tout bonnement l'évêque de Rome. Cela arrivait aussi aux autres évêques non ? Ne prennent-ils pas leur retraite à 75 ans ? Ils deviennent "émérites" eux aussi. Alors quoi ? L'évêque de Rome n'a pas à avoir un régime particulier ! Le pape n'aurait pas droit à une retraite méritée ?  Si les autres églises particulières peuvent parler de leur "ex" - entre l'évêque et son église, c'est un ménage, un mariage pour tous très traditionnel - il n'y avait aucune raison que l'église de Rome ne puisse pas, elle aussi, se payer le luxe d'avoir un ex. Peu importait la tradition, peu importait la doctrine, peu importait n'importe quoi en réalité. Ce que Jean-Paul II, tout tremblotant qu'il était, ne fit jamais, Benoît XVI l'avait  fait,  lui, ou on l'y avait poussé.  L'évêque de Rome émérite, appelé aussi le pape émérite - bien que cette dernière appellation sente un peu le schisme larvé, qui dû, normalement, faire horreur à tout catholique qui se respecte - allait désormais pouvoir jouir d'une paix relative et poursuivre son travail de théologien, ce qu'il fut toujours et avec brio.




Le conclave, les fumées ont connaît par cœur. Le soir du 13 mars 2013 (13.03.13, les disciples de tous les devins du temps et de l'espace ont été pris de spasmes devant cette théorie de 3, un signe assurément) était élu celui qui, selon le comput poétique de la prophétie de Malachie, fermait la marche de l’Église romaine. Un bonhomme affable se présentait ans le plus simple appareil qu'un pape puisse afficher en public ; l'on appris de la bouche du cardinal protodiacre, mais en latin,  qu'il avait choisi lui aussi de rompre avec la tradition et de se donner le nom innovant de François. L'homme était jésuite - grand première, encore une !- mais il avait une dévotion bien sentie pour le "pauvre d'Assise". Nous avions là  un disciple d'Ignace de Loyola ayant décidé de prendre la bure et la corde : une capucinade en quelque sorte. Voilà donc, le nouveau pape, une homme bon, paré d'une croix de fer, métal vil, ayant renoncé aux mules rouges, lui aussi, pour garder aux pieds, non pas des sandales, mais des godillots noirs. Le nouveau pape ? Enfin, c'est vite dit. Car désormais, il faudra s'y faire, sur le trône bien branlant de Pierre, il n'y a qu'un évêque. Ce que Benoît XVI avait annoncé en figure presque, François le réalise : voilà l'évêque de Rome qui préside à la charité de toutes les églises, voilà le "primus inter pares" restauré dans sa plus stricte orthodoxie, voilà  "Petrus Romanus" enfin revenu à la simplicité des temps antiques, où il n'y avait pas plus de Vatican que de pape. La prophétie avait donc raison,  le dernier pape fut bien Benoit XVI !
Au même moment, ou presque, je lisais ceci dans Matzneff :

"... il y a le désir de voir dans l'évêque romain l'unique successeur de Pierre ; de faire du pape une sorte de Pierre perpétué. Une telle ecclésiologie est une trahison de celle de l’Église primitive ; elle réduit le catholicisme romain à une impasse. (...) Le Christ est l'unique pasteur de l’Église. A l'encontre de ce qu'on lit, ses jours-ci, dans presque tous les journaux, il n'y a pas dans l’Église de "pasteur suprême". La primauté qu'exerce l'évêque de Rome est une primauté d'amour et le fait s'adresser, "primus inter pares", aux autres évêques, "non pour donner des ordres", mais en "condisciples de Jésus-Christ" selon les termes de saint Ignace d'Antioche. Cette primauté ne s'exerce pas sur l’Église, mais dans l’Église. (...) Nous sommes tous des successeurs de Pierre." 

(Cette citation date de 1978. Elle n'est pas, selon la doctrine catholique, parfaitement orthodoxe, forcément elle est écrite par un fils de l'église russe. Il serait trop long de la commenter. Disons seulement ceci : si spirituellement on peut tous se dire successeurs de Pierre quand nous confessons concrètement la foi, l'évêque de Rome l'est d'une manière toute à fait particulière et en vertu du droit divin, du Christ lui-même qui, pour la lecture catholique de la tradition, a donné à Pierre un mandat spécial, non seulement celui de présider à la charité, à la tête du collège épiscopal, mais de juridiction sur l’Église entière, et  sans que cela touche à l'unicité du Christ comme pasteur, le Pape étant vicaire, en raison du siège romain qu'il occupe ; siège romain qui est le siège que Pierre inaugura dans le témoigne suprême qu'il rendit à la foi. )

Le vent avait tourné définitivement dans une espèce toute nouvelle d'épiscopaloromanisme festif. Évidemment, on ne parla pas de tiare, on n'y pensa même pas, le mot lui-même était devenu saugrenu.  Assurément, il y avait de quoi se réjouir, puisque l'esprit franciscain soufflait sur l’Église, ce qui en soit n'est pas une mauvaise chose, et que même la presse y allait de ses trémolos, ses lieux communs sur le "pauvre d'Assise", sur les pauvres, sur la pauvreté. On essaya bien de casser la fête par des ragots - comme toujours - mais non, cette fois, le vent festif, le vent nouveau, était plus fort. On sentait que quelque chose se passait sous l'or et la pourpre ; qu'il y allait avoir de l'inédit. Et l'inédit arriva même plus tôt que prévu : une photo montage de deux hommes en blanc fit son apparition sur le net. Elle était fausse, mais prophétique : les vraies photos vinrent par la suite, presque similaires à la fausse, envahirent les réseaux sociaux sous les regard éperdus des catholiques. Benoit XVI, pape émérite, recevait François, évêque de Rome. Il ne manquait que Jean-Paul II pour que le portrait de famille constitua la quintessence de l'extase. 
Le béotien, catholique ou non, ne comprend pas les subtilités des modes ecclésiastiques, tout le monde n'est pas "fashion victim ". Ce qu'il voit, le béotien, ce sont deux papes ensemble, un point c'est tout. Ce qu'on lui montre ce sont deux papes conjointement. Ce qu'on lui laisse penser, insidieusement, c'est une nouvelle idée de schisme. Pas le bon vieux schisme non, mais le schisme nouveau.  On me dira que le Vatican sait ce qu'il fait. J'aimerais bien qu'il ne sut  pas ce qu'il faisait, car s'il savait ce qu'il faisait, nous serions bien confrontés à une nouvelle idée du "schisme", de séparation, une nouvelle idée de la séparation. On rompt, c'est évident, avec la tradition, non seulement dans les us et coutumes - on verra, n'en doutons pas, d'autres signes prochains de cette rupture - mais aussi avec une certaine théologie. Et l'on risque bien de jeter le bébé avec l'eau du bain, comme c'est le cas depuis, il faut tout de même avoir le courage de le dire clairement, et plus encore lorsqu'on n'est pas "intégriste", la clôture du second concile du Vatican. On ne sait où l'on va : on aboli un rite pluriséculaire pour toutes sortes de raisons - certaines recevables, d'autres pas du tout - on rétablit le rite, l’appelant "rite extraordinaire" puisqu'il côtoie le rite dit "ordinaire", en attendant la réalité c'est qu'il y a deux rites latins désormais, comme il y a deux papes.
Signalons, pour finir en beauté, que François, le pape ordinaire, l'évêque de Rome, a décidé, jusqu'à nouvel ordre, de ne pas séjourner dans le Palais Apostolique, mais de garder sa suite, très modeste, à la maison sainte Marthe.  Modestie louable. Mais qui soulève en moi une question. Quelle est la raison profonde qui fit que le pape jésuite prit le nom prophétique de "François". Pour l'anecdote, c'est un pape franciscain qui supprima en 1773 la compagnie de Jésus : la pape François aime rire !

Conclusion. Le franciscanisme des origines fut un courant intensément spirituel où la pauvreté, personnifiée, n'était qu'une figure du Christ nu, crucifié et vivant dans toute la création. François d'Assise fut très vite considérer comme un autre Christ, une reproduction christique et de lui sont issus des courants divers, mais tous attachés à cette figure de l'Incarnation kénotique.  Parmi ses courants, celui des "zelanti", dits aussi "spirituels", était pour une interprétation stricte de la règle et du testament de saint François. De ce courant sont issus des figures hautement prophétiques et mystiques - Jeanne d'Arc, par exemple, les fréquenta - qui influencèrent une herméneutique de l'histoire. Non seulement de l'histoire de l’Église mais aussi de l'histoire politique. Le courant spirituel pris à son compte le patrimoine joachimite et son spiritualisme exacerbé. D'une certaine façon, c'est de cela qu'il est à nouveau question avec ce qui nous occupe ici : une critique fondamentale de la Rome papale, un recentrement sur la figure du Christ cosmique et un annonce d'un règne de l'Esprit - annonce qui avait commencé avec le second concile du Vatican. En définitive ce qui se manifeste ce n''est pas tant une herméneutique spirituelle de l'histoire, qu'une interprétation joachimiste du déroulement du temps. Le concile de Vatican II peut dans une telle perspective, lui aussi, être interprété comme une manifestation de cet esprit-là. Dés lors, le choix - certains, à les entendre,  semblent vouloir dire que ce conclave était particulièrement inspiré (et les autres alors ?) - et le comportement du seul pape qui compte, en l’occurrence François, est lui aussi dans la même lignée, et l'on comprend cette phrase de Mgr Vingt-trois, à propos de cette élection, "avec la fin du pontificat de Benoît XVI nous sommes entrés dans une nouvelle génération, celle des héritiers du concile" ( il a fallu du temps !). Maintenant, soit l’Église toute entière s'embarque dans ce nouveau modus vivendi, soit je plains le successeur de François.