dimanche 26 mai 2013

Les seins de Dieu ou la question du féminin transcendant.

Le féminisme a tout imprégné de son parfum. Il est impossible de considérer quelque question que ce soit, quelque problématique sans, à un certain moment, poser le débat en termes de féminisme ( comme il ne sera plus possible, bientôt, de ne pas le poser aussi en termes de "genre" ). Or, nous sommes en droit, philosophiquement parlant, de nous demander si le féminisme concerne tout, en soi ? Autrement dit, y-a-t-il réellement au fond de toute chose une réalité latente qui concernerait directement le féminisme ou que le féminisme serait en droit d'atteindre ? A en croire certains, oui . 
Cependant, en étant quelque peu idéaliste, quelque peu critique, au sens kantien, il n'est pas difficile de comprendre que la grille féministe appliquée à tout et n'importe quoi est une grille culturelle, autrement dit une élaboration a posteriori qui n'est en rien un absolu, qui n'est pas un donné fondamental de l'entendement, et encore moins en correspondance réelle avec l'objet qu'elle prétend viser, à moins de soumettre l'objet étudié à une déconstruction qui, elle,  aura lieu a priori. Pour le dire autrement, le féminisme est déjà une représentation du monde, et ne repose pas dans le monde, ne fait pas partie de lui, mais fait partie de ma représentation, de mes éléments d'analyse. Il y a donc un certain anachronisme à vouloir chercher, toujours et partout, l'éternel féminisme censé reposer au creux des choses.

La théologie n'échappe pas à cette emprise du "féminisme". Depuis quelques décennies maintenant, quelques théologiens et -iennes, ré-envisagent certaines questions à la lumière rasante du féminisme. Une des questions fondamentales, principielles, est celle-ci  : "Dieu est-il mâle ?"  Avant d'être théologique, la question a d'abord un fort substrat culturel. ( Certes la théologie est elle-même culturelle, mais par son assujettissement à la philosophie, au sens large, la théologie chrétienne tente d'échapper à l'arbitraire culturel. Or en posant unilatéralement et systématiquement les questions théologiques en termes exclusifs de culture ou de sociologie, on la coupe, dès le principe, de la philosophie - quitte à y revenir ensuite. Ce démarrage contemporain fausse parfois toute la logique, puisque la question de départ est une question mal posée.) Comme telle cette question est formulée de manière culturelle et, en quelque chose, de façon polémique. On sait déjà la réponse et l'on devine où la démonstration voudra en venir : non, Dieu n'est pas plus mâle que femelle, et, allant plus loin, si Dieu est quelque chose, il serait bien davantage "femme" que "mâle". Le procédé fonctionne ainsi : on prend un énoncé que l'on attribue, sans critiquer, à la théologie traditionnelle - Dieu est mâle -, on se pose, à la lumière des démangeaisons contemporaines une pseudo-question, - Dieu est-il mâle? - on y répond, dans un premier temps, en niant modérément l'énoncé premier - Dieu n'est pas plus mâle que femelle - et on fini par inverser l'énoncé initial - Dieu est femelle. Ce faisant on aura remplacé le prétendu dominium patriarco-machiste , par un dominium matriarco-féministe. A vrai dire, c'est ce qui était recherché,  pas de manière toujours consciente et voulue, mais la conclusion finale est ce qui se cachait derrière toute la démonstration, derrière la question première. La méconnaissance mimétique à encore réussi à faire croire que l'on abordait une problématique de manière autonome, spontanément, sans aucune médiation interne, sans aucun moteur du désir. Derrière toute question passionnée, il y a un désir qui se terre, et comme pour n'importe quel désir, il y a un médiateur qui indique ce qu'il faut désirer, qui il faut désirer, le modèle-maître du désir. Or, pour un certain féminisme, le modèle est, précisément, le machisme, le machisme considéré, illusoirement, dans une dimension métaphysique comme s'il était, lui aussi spontané, comme s'il octroyait un supplément d'être. (On pourrait allez jusqu'à se poser la question de savoir si ce féminisme-là n'a pas la féminité en horreur : les menstrues, les gestations, la parturitions, les allaitements, cet esclavage millénaire, accentué par un machisme violent . On a parfois l'impression que ce féminisme-là déteste le masculin quand il est habillé d'un corps d'homme, mais est enviable revêtu d'un corps de femme). Dés lors, il est tout à fait normal de trouver la trace de cette rivalité même sous les apparences intellectuelles du débat théologique.
La théologie, cependant, il faut bien le concéder, est un discours, une "science", qui tient compte du culturel. Plus encore, qui, bien souvent, tire ses notions, d'états culturels. Alors pourquoi, dans ce cas, ne pas faire part à l'interrogation féministe, et ce même si celle-ci peut sembler viciée à la base eu égard à la rivalité qui la sous-tend et, il faut bien le dire, la mine ? Alors soit, posons-nous la question "Dieu est-il mâle ?" ( passons d'emblée sur la dimension lacanienne de l'interrogation ; on en finirait pas sinon ) .

C'est bien la question que feint de se poser Thomas Römer dans son livre "Dieu obscur" au chapitre premier.  "En ce qui concerne la Bible, il allait presque de soit que YHWH fût décrit comme s'il était de sexe masculin. Toutes les formes verbales que l'Ancien Testament utilise pour parler de YHWH sont de genre masculin." C'est ainsi que débute sa démonstration. Or dés le départ, il y a une confusion entre "sexe" et "genre". La Bible donc décrit un dieu de sexe masculin - comme s'il en possédait un - et donc utilise le genre correspondant. Ou l'inverse :  puisque le genre utilisé est le genre masculin, on suppose donc que le dieu biblique était considéré comme membré : "Il est évident que la plupart des textes vétérotestamentaires qui parlent de Dieu le présentent, consciemment ou non, comme un homme." L'auteur ensuite donne une synthèse des images mâles de Dieu dans l'Ancien Testament : le roi, l'époux ou l'amant. Ceci fait, il nous parle de l'Ashéra divine, parèdre féminine d'un dieu masculin. Enfin, pour terminer ses considérations sur le Dieu mâle, il envisage les passages sur Dieu comme Père. Le chapitre se termine par la mention de quelques caractéristiques féminines de Dieu.
Ce qui ressort de cette lecture est tout compte fait bien maigre. Le dieu biblique a sans doute été envisagé comme masculin, et ce dans un contexte de polythéisme où des divinités féminines existaient bien. D'ailleurs l'existence de la parèdre Ashéra - qui semble avérée - va dans le même sens. En ce qui concerne les images dites "mâles", il ne s'agit là que d'images de puissance : le Dieu d'Israël étant un dieu national, il fallait qu'il fut puissant or la puissance - c'est un archétype fondé sur l'observation de la nature, quoi qu'on en dise - est du côté du masculin. Pour l'image du "père", il s'agit d'articuler l'idée d'autorité et de dépendance que n'a pas, n'avait pas, l'idée de mère; celui-ci étant plus - pour ces cultures - plus du côté de la transmission de la vie et de la nutrition ( ça tombe sous le sens, quand on a du bon sens). La conclusion qui s'impose est celle-ci - et il n'y en a pas d'autres - si la Bible parle de Dieu au masculin ce n'est pas parce qu'il serait doté d'un pénis, mais parce qu'il possède - ou est censé posséder - des caractéristiques liées à la masculinité : puissance créatrice, puissance de vie et de mort, autorité. Cependant la Bible, comme le note si justement Römer, n'est pas unilatérale et ouvre le champ sémantique sur des caractéristiques féminines pour parler de Dieu : miséricorde, mais aussi gestation, mise au monde, et vertu nourricière. Ses images féminines ne sont ni prépondérantes, ni premières, mais elles viennent atténuer, nuancer, ce que les images masculines peuvent avoir d'unilatéralement violentes. Aussi le Dieu biblique n'est ni mâle, ni femelle, mais on parle de lui au masculin et au féminin.

Qu'en est-il maintenant de la tradition proprement chrétienne ? Le Nouveau Testament apporte à ce que l'on a dit précédemment quelques changements substantiels. Le Nouveau Testament, et la Tradition ecclésiale, celle dans laquelle il naît et celle - une seule en vérité - dans laquelle il est transmis et reçu, ne changement, tout d'abord, rien au donné vétérotestamentaire. Dieu reste Dieu, et comme tel, il est au-delà des images qui l'enfermeraient dans un genre ou, pire, qui l'affubleraient d'un sexe réel. Cependant, si l'on prend au sérieux, le donné théologique, déjà présent dans les évangiles et développé jusqu'aux premiers conciles œcuméniques, quelque chose change radicalement : l'Incarnation. Si le Verbe de Dieu, en effet, prend chair, assume une humanité, il le fait avec les limites liées à cette condition humaine. Le sexe biologique et ce qui en découle, à savoir l'insertion dans la société comme "homme" ou comme "femme", en sont deux. Le Verbe de Dieu, en ne cessant pas d'être Dieu - dont au-delà des images idolâtres qui l'enferment -  assume une humanité complète, corps et âme. Qui dit "corps" dit "corps sexué". Dans le cas du Christ, ce corps sexué fut un corps d'homme. Le Verbe donc s'unit personnellement (selon l'hypostase) une humanité individuée masculine. Le Verbe incarné est un mâle. Aucun doute là-dessus. Il y a pour la conscience chrétienne un paradoxe évident, qu'elle s'efforce de penser et, plus encore, de vivre, comme nous le verrons plus loin. Ce paradoxe s'énonce comme suit : Dieu qui est l'incirconscrit et qui n'est pas sexué  a, dans l'Incarnation, un sexe qui le limite.
On peut se lancer dans des grands questionnement de théologie fiction et se demander pourquoi le Verbe dans son incarnantion est un homme et pas une femme. Ce type de questions, je pense, ne conduit à rien. L'histoire, la symbolique, la théologie, la sociologie, etc devraient être convoquées pour tenter d'apporter des semblants de réponses. Le Christ fut un homme, le Verbe se manifesta visiblement dans un corps d'homme. Selon la doctrine de la communication des idiomes, tout ce qui est dit de l'humanité du Verbe incarné, peut être attribué directement à sa divinité.  En raison de cette "communication des idiomes" on dira, par exemple, en Jésus Dieu est mort, en Jésus Dieu pleure, en Jésus Dieu souffre, etc. Pour cette même raison, on peut dés lors attribuer un sexe à Dieu, non pas à l'essence divine, mais à la Personne du Verbe Incarné : en Jésus, Dieu est un mâle. Il y a quelque chose de proprement scandaleux dans cette proposition, mais en rigueur de termes, elle est vraie. 
Cela dit, l'attitude de Jésus était loin d'être machiste. Il suffit d'ouvrir les évangiles pour se rendre compte combien les femmes sont présentes en abondance : Marie, Marie-Madeleine, Marie de Béthanie, la femme adultère, la mère de Jaïre, la Samaritaine, la veuve du Temple, etc. Et Jésus a avec chacune d'elles une relation très particulière qui se démarque totalement d'avec les us et coutumes de son temps, puisqu'il ne craint aucune  impureté rituelle.  Si Jésus est un homme, il ne l'est pas comme l'étaient les hommes de sa société, apparemment .  Dans une péricope de l'évangile de Jean, Jésus reprend même à son compte, l'image de la poule qui rassemble ses poussins sous ses ailes, poursuivant ainsi une image profondément biblique et déjà présente dans l'Ancien Testament. Dans le même évangile, Jésus à Nicodème dit qu'il doit renaître à nouveau, et c'est toute l'image de la maternité qui est évoquée en arrière fond. Enfin, et toujours dans cet évangile, l'évocation sublime de l'Eucharistie fait appel à l'image de la nourriture et de la boisson, à l'aspect nourricier du Verbe fait chair. 

La tradition chrétienne méditant sur tout cela a, relativement tôt, conféré au Christ des traits moraux féminins. Ainsi saint Ambroise : "Nous sommes nourris, par le lait spirituel du Christ. Le Christ est la fiancée qui a consacré le mariage avec l'humanité, nous a portés dans ses entrailles, nous a enfantés et nous a maintenus en vie par son propre lait." On se souvient que cette image des fiançailles se trouvait dans l'Ancien Testament, où Dieu était perçu comme le fiancé et Israël comme la fiancée. Ambroise opère un changement, c'est Dieu, en la personne du Verbe, marié à l'humanité, qui est la fiancée, plus encore il est mère et il  allaite d'un lait spirituel. Après Ambroise, le Moyen Age, reprendra cette thématique et la développera avec une vigueur extraordinaire et notamment chez les ordres mendiants. On lira avec profit à ce sujet, le beau livre de Jacques Dalarun "Dieu changea de sexe, pour ainsi dire", La Religion faite femme, XIe-XVe siècle, Fayard, 2008.
Ainsi on perçoit la lente maturation qui s'est opérée  : d'un Dieu unilatéralement associé au masculin, on passe à un Dieu décrit irrévocablement en termes féminins. Il aura fallu toute la révélation biblique, l'Incarnation, et la Tradition priante et confessante. Cette tradition reçoit l'héritage vétérotestamentaire, l'interprète et le complète. La Genèse déjà mentionnait ceci  : "Dieu fit l'homme à son image, mâle et femelle il LE fit".  Non seulement la différence sexuelle est un signe du divin, une image, mais le singulier a été interprété parfois de manière stricte. Et c'est pour cela que le second récit de la création fait sortir Ève - la vivante, elle ne reçoit ce nom qu'après la chute -  du "boueux" - Adam . Dieu tire la femme de l'homme, pas uniquement la femelle du mâle. C'est pour cela qu'une interprétation juive parle de la femme comme "la gloire de l'homme", on en trouve la trace chez saint Paul. 
Il ne faudrait pas tomber dans le panneau et croire que les  rédacteurs de la Genèse aient été sexistes. Cette notion est un peu anachronique dans ce contexte. Du reste, dire que la religion était une affaire d'hommes c'est aller, permettez-moi de le dire - un peu vite. (Il faudrait ici évoquer une fois encore René Girard, mais cela nous conduirait un peu loin du propos)  La problématique de la Genèse n'est pas du tout celle-là. Adam par exemple ne veut pas dire "Homme", mais "terreux", "glaiseux" et "Ève" ne veut pas dire "femme" mais "vivante". Nous ne sommes pas dans des catégories sexistes : la "vivante" sort du "glaiseux", la "vivante", la Mère du genre humain sort de la terre façonnée par Dieu et animée par son Esprit. Mais cette Ève si elle est quelqu'un d'autre n'est pas autre chose que le "glaiseux" : "os de mes os, chair de ma chair". Autrement dit dans la distinction ( et la distinction temporelle de leur "création") est dite simultanément la proximité et l'union.



L'iconographie, elle aussi, bien que rarement, propose aux regards des spectateurs et des croyants, une synthèse du même type. Ainsi par exemple "L'ensevelissement du  Christ aux seins" de l'hôpital Notre-Dame de la Rose, à Lessines, en Belgique. Cette déploration mêle le  type de l' imago pietatis ( le Christ mort soutenu par des anges) et celui de la déploration proprement dite ( le Christ déposé de la croix et pleuré par les saintes femmes).  Pour ce qui est des caractères féminins du corps, on peut évoquer un précédent : l'illustration de la plaie du côté dans le Bréviaire de Bonne de Luxembourg, où elle est visiblement traitée comme l'entrée du sexe féminin.  Avec l'iconographie, le scandale, si l'on peut parler ainsi, est plus fort encore, parce qu'il donne à voir ce qui n'est pas, il donne à voir physiquement ce qui n'est que spirituel. Aussi les caractères de l'anatomie féminine - les seins (nourriture), les hanches (gestation)  - sont attribués au Christ et au Christ mort. 
La mort du Christ étant une recréation, le nouvel Adam - le Christ - dort sur la croix et de son côté - comme du côté d'Adam - sort l’Ève nouvelle à savoir l’Église symbolisée par l'eau - le baptême- et le sang - l'Eucharistie.  Si dans la création originelle, il y a bien deux "individus" distincts - Adam, Ève - dans la recréation spirituelle à l'occasion de la mort du Christ, le nouvel Adam récapitule en lui les deux "entités", si bien que ce qui sort de lui n'est pas autre chose que lui. L'exclamation d'Adam en voyant Ève,  "voilà bien l'os de mes os, la chair de la chair", devient, avec le Christ la réalité - du moins pour la théologie. Donc, le Christ est à la fois le nouvel Adam -  l'Adam véritable comme dit saint Irénée - et, d'une certaine manière, la nouvelle Ève. puisqu'il donne lui aussi la vie par le coté ouvert. La symbolique féminine prend donc ici une dimension spirituelle notoire mais sans que l'on fasse appelle au sexe. Le sexe n'est pas nié, il est transcendé. 

 En tout état de cause, rien dans le christianisme de ce qui touche à l'âme, au spirituel, ne saurait se dire sans le corps, de même rien ne touche au corps sans aussi atteindre l'âme et l'esprit. C'est un des fondements de son anthropologie. Celui qui s'arrêterait dans toutes ces questions à une dimension sexuelle - dans l'acception contemporaine du terme - se tromperait grandement. Si le sexuel n'es pas absent, il n'a rien à voir de près ou de loin avec une quelconque pornographie. Il serait plutôt de l'ordre de l' "érotisme" à condition de le prendre univoquement en termes d'amour selon le désir. Cet amour-là, désir compris, reçoit donc la possibilité de devenir un  amour spirituel authentique. Dire "spirituel", ce n'est pas nier le corps mais c'est donner à celui-ci sa qualité d'image efficace d'une réalité qui le dépasse, qui le transcende, une réalité d'ordre spirituel, précisément, et qui est, en définitive, plus adéquatement humaine, que nous soyons homme ou femme. 













mardi 7 mai 2013

Le peillonisme ou le prophète du socialisme hermétique.

L'une des thèses principales, si ce n'est l'unique, de "Le XIXe siècle à travers les âges" de Philippe Muray est celle-ci, répétée à satiété : le socialisme et l'occultisme ont partie liée, tant et si bien que le socialisme est un occultisme et, réciproquement, l'occultisme un socialisme. C'est cette thèse, quelque peu surprenante, que Muray va s'évertuer à démontrer. "Démontrer" est d'ailleurs trop dire car rien, en toute rigueur, n'est strictement démontré. Muray accumule les noms, les titres, les citations, les liaisons, les configurations, les lieux en une  fastidieuse exposition, marquée du sceau de la mort ou, pour mieux dire, du Panthéon. C'est cette théorie spectrale de personnages, de faits, de livres, qui est censé montrer le lien inextricable entre le socialisme et l'occultisme, la chaîne dixneuvièmiste.


Il faut bien avouer, traiter de l'éon dixneuviémiste, comme Eugenio d'Ors avait traité de l'éon baroque, n'est pas chose aisée. S'attaquer à un éon, n'est jamais chose facile, et ce malgré tout le génie que l'un et l'autre avaient. Une grande partie de ce génie résidait d'ailleurs dans une intuition fondamentale, une intuition qui permettait de reprendre l'étude avec d'autres perspectives. Il est évident que l'intuition de Muray concernant le socialisme permet de voir la chose socialiste radicalement autrement, au rayon-X pour ainsi dire. Elle apparaît alors dépouillée de ses habits "humanistes" pour se manifester dans sa dimension essentiellement religieuse, dimension qui, en générale, est occultée, occulte, mais qui parfois, à la faveur d'une possession se manifeste.
La généalogie du socialisme, telle que Muray la signale, fait apparaître avec netteté le caractère fondamentalement hermétique de cette idéologie.

C'est avec ce caractère religieux occulte que l'on peut relire, logiquement, les déclarations de Vincent Peillon concernant l'école, ou devrais-je dire, l’École : 

« La révolution française est l'irruption dans le temps de quelque chose qui n'appartient pas au temps, c'est un commencement absolu, c'est la présence et l'incarnation d'un sens, d'une régénération et d'une expiation du peuple français. 1789, l'année sans pareille, est celle de l'engendrement par un brusque saut de l'histoire d'un homme nouveau.
La révolution est un événement méta-historique, c'est-à-dire un événement religieux. La révolution implique l'oubli total de ce qui précède la révolution. Et donc l'école a un rôle fondamental, puisque l'école doit dépouiller l'enfant de toutes ses attaches pré-républicaines pour l'élever jusqu’à devenir citoyen. Et c'est bien une nouvelle naissance, une transsubstantiation qui opère dans l'école et par l'école, cette nouvelle église avec son nouveau clergé, sa nouvelle liturgie, ses nouvelles tables de la loi."




 Ce petit bout de texte est proprement délirant. Peillon donc, commence par une invocation à la révolution française "irruption dans le temps de quelque chose qui n'appartient pas au temps." La seule chose - si tant est qu'elle existe - qui n'appartienne pas au temps, c'est l'éternité. Et l'éternité se confond toute entière avec Dieu, avec un principe absolu, de telle sorte que Dieu seul est éternel et que l'éternité n'est rien d'autre que Dieu. Si Dieu fait irruption dans le temps, c'est toujours à sa manière, à la manière de l'éternité : ni vu, ni connu. Car quoi de commun entre le temps et l'éternité ? Rien. Strictement rien ! Aussi "quelque chose qui n'appartient pas au temps et qui fait irruption dans le temps" est impossible sauf à en faire une théologie, autrement dit à "inventer" un récit performatif. 
"Un commencement absolu" ? Que vaut cette proposition ? Le seul commencement absolu serait celui qui de rien fait advenir quelque chose. Or, il appert que la révolution française ne part pas de rien, elle est en réaction contre quelque chose, elle n'est donc pas un commencement absolu. 

Voici que maintenant Peillon agite des notions christologiques : "incarnation", "expiation". Il les agite mais mal. On voit où il veut en venir. Pour lui, confusément, la révolution serait du côté du Verbe. Lui qui fait tout par sa parole, qui s'incarne, pâtit et rédime,  ce faisant, permet l'avènement d'un homme nouveau. C'est exactement ce que ferait la révolution. Elle est donc un événement qui transcende l'histoire, un événement religieux. Si cela peut être compris de façon acceptable, pour Peillon, la révolution n'est un événement religieux qu'en raison de sa nature, de son essence et non pas pour des raisons sociologiques. Venant de nulle part, transcendant l'histoire, fermant l'histoire, inaugurant du neuf de façon absolue, elle n'est pas seulement religieuse, elle est du côté du logos, elle est transcendante. 

Passant de la révolution, qui instaure l'homme nouveau - par le sang, ne l'oublions pas et en décapitant nombres d'hommes anciens - Peillon, en vient à l’École, Église de la révolution. Cette Église a pour but de faire oublier. De faire oublier tout ce qui précède la révolution, et tout ce qui est précèdant dans la vie de l'individu. Avant la révolution, avant l’École, il n'y a pas de citoyen, il n'y a pas de sujet, puisqu'il ni a de sujet que citoyen ? Le socialisme n'est pas un personnalisme.  Et qu'est-ce qu'un citoyen ? Un individu enté sur le sarment révolutionnaire. Un citoyen est un individu méta-historique, sans mémoire, sans passé, sans avenir, sans référence sinon celle, absolue, de la révolution. L’École est le lieu de ce baptême d'amnésie, elle est le lieu de l'anamnèse révolutionnaire - seule mémoire désormais -  et à l'instar de l'Eucharistie chrétienne opère un changement de substance tout en maintenant sauves les espèces objectives ( transsubstantiation) . Ce qui est donné à manger, à boire, ce qui agrandit le corps social, qui n'est pas autre chose donc, qu'un corps mystique, remplaçant, l'autre, l'unique corps mystique qui jusqu'ici prévalait, c'est-à-dire l'Eglise, c'est le pain vivant révolutionnaire distribué par l’École. On peut même dire que désormais, toute la République est contenue dans l’École et que toute l’École est la Républiqu grâce à l'Incarnation révolutionnaire, grâce à l'événement Révolution français, événement non fini, qui ne fini par d'advenir. 

Vincent Peillon donc ne rejette pas le religieux. Il ne rejette que le religieux catholique, mais reprend ses schèmes de pensée pour en faire une salade gnostique. Peillon est le prophète d'une nouvelle religion. Nouvelle ? Absolument pas. Il ne s'agit là que d'un réchauffé néo-joachimite, gnostique donc, donnant au socialisme les ors de la théologie catholiques. Ce discours religieux est ainsi vraiment un hermétisme, puisque empruntant, volant même, à la théologie ses notions, il les dénature pour en faire des concepts vides, purement mis en boucle, des gris-gris, des amulettes, dont la seule prononciation aurait un effet magique. La transsubstantiation n'a de valeur, comme notion - et donc une valeur finie -, que dans le contexte de l'eucharistie catholique (et orthodoxe), où pour rendre raison de la permanence des espèces du pain et du vin, et cependant, simultanément de la foi en une "présence réelle" du Christ, le thomisme, s'appuyant sur la philosophie réaliste d'Aristote, forge ce concept. (On sait que la théologie protestante, pour rendre raison de la même chose, élabore, avec Luther la notion de consubstantiation, et ni parvenant plus avec Calvin, spiritualise la "présence réelle" qui devient une vraie présence spirituelle, ce qui n'est pas la foi de l’Église) Hors de ce contexte précis, le terme de "transsubstantiation" devient un terme magique, exactement comme "abracadabra", et c'est pour cela que le discours de Peillon est proprement abracadabrant. Imitant le discours catholique, il lui retire sa substance tout en escomptant encore récupéré ses effets supposés magiques. Ce que fait Peillon, c'est de la désubstantiation : abracadabra ! L'imitation n'est pas la chose imitée. Il y a entre eux pas simplement une différence de degré mais une différence de nature. Le mimétisme est du délire surtout quand on croit que l'imitation est non seulement exactement la chose imitée, mais la dépasse de partout. Le discours de Peillon, la pensée peilloniste est délirante. Exactement comme ceci  : " L'Esprit-Saint tient différentes langues suivant les temps et les lieux, il s'incarne maintenant dans le socialisme." ( Dr. Guépin, 1848. Cité par Philippe Muray). L’Esprit Saint ne s'incarne pas, il ne s'est jamais incarné. Ici aussi, les notions théologiques sont agitées de façon magiques, comme si elle avait en soi un pouvoir effectif. Comme si le mot, en tant qu'agencement de phonèmes,  visait réellement un signifié toujours caché, et rendait ce signifié réellement manifeste.  Cet "habitus" est proprement celui de l'hermétisme. Et tout le socialisme, quand on y regarde de près, le socialisme comme religion, puisqu'on l'a assez dit, s'en est une, est de la même veine. Cette phrase de Guépin est elle aussi joachimite : les lendemains qui chantent sous le soleil resplendissant du Saint-Esprit, en l’occurrence du Sain d'Esprit Socialiste. Être sain d'esprit pour le socialisme revient à adhérer, nolens volens, au délire hermétique. Un hermétisme si hermétique qu'en dehors de lui, point de salut.