lundi 7 octobre 2013

Deuxième lettre à Robert sur le socialisme.

Cher Robert,

  Depuis ma dernière lettre, nos échanges se sont quelque peu essoufflés. Nous nous sommes quittés, une fois encore, sur des considérations vaguement politiques. Vous avez cru - vous croyez encore, sans doute - que je penche, dangereusement, vers les droites, tandis que je vous crois tout pétri, innocemment, d'idées socialistes. 

  L'occasion me fut déjà donnée de vous exposer, bien maladroitement, ce qui non seulement me gardait éloigné du socialisme mais aussi me le faisait tenir en aversion. Une fois encore, je veux y revenir afin que les raisons qui motivent cette répugnance soient tout à fait claires pour vous.

  D'emblée, je tiens à clarifier un point précis. Je ne confonds pas dans une seule et même chose socialisme et soucis pour les choses sociales. Par "choses sociales", j'entends parler de tout ce qui regarde, de près ou de loin, une plus grande justice entre les personnes, dans les communautés qu'elles constituent, et dans la société toute entière. Ces "choses sociales" ne sont pas l'apanage du socialisme, comme si lui seul aurait, par un mandat spécial, l'exclusivité de ces préoccupations-là ; plus encore, comme si "justice sociale" et "socialisme" étaient deux parfaits synonymes. Je n'en crois rien.
 Vous savez que je suis né dans un milieu que l'on appelait naguère prolétaire. Le terme semble être tombé en désuétude; le monde ouvrier a connu lors de ces dernières décennies une mutation substantielle. Cette transformation jointe à  un embourgeoisement "culturel" - le mot est galvaudé - de la société, a fait apparaître une nouvelle distribution sociale : tout porte à croire qu'il n'existe plus qu'une seule catégorie sociale que l'on pourrait appeler la prolétaro-bourgeoisie où les prolétaires d'hier sont devenus des petits-bourgeois et où les bourgeois en titre se sont prolétarisés. Dans ce vaste mouvement mimétique où les classes, jadis opposées, font chemin les unes vers les autres, le dogme socialiste présente un important ferment d'unité.
 Le milieu duquel je suis originaire me conduirait, naturellement, tant il est vrai que si les croyances religieuses se transmettent de manière préférentielle dans le sein de la famille, il en est de même pour les opinions ( les croyances) politiques, à adopter, moi aussi,  les vues socialistes sur les rapports qui régissent les communautés humaines. Or malgré cet atavisme familial - mais il est vrai que mes parents n'ont jamais été militants d'aucune opinion politique particulière, me laissant ainsi le champ libre à toute adhésion future - j'ai toujours, sans trop bien savoir pourquoi, à dire la vérité, eu une méfiance instinctive pour les doctrines socialistes. Il me semblait, je pense, étrange qu'elles fussent surtout défendues par des individus, ou des groupes, qui n'avaient pour ainsi dire aucune connaissance existentielle des causes qu'ils défendaient. Les élites socialistes, les penseurs du socialisme, ne sont jamais des ouvriers mais de bons bourgeois, tenant évidemment à le rester, on peut le comprendre, mais tenant plus encore à asseoir leur puissance "bourgeoise". Que ces élites soient émues de la misère, ou de l'injustice ou des inégalités sociales, je n'en doute pas, il me semble seulement que cette émotion n'est en fait qu'un masque involontaire, qu'un pli de l'âme, qu'une posture, comme on dit si couramment aujourd'hui.
La vertu théologique de charité impliquait que le sujet aimant tendent à ressembler à l'objet ou au sujet aimé. C'est une des loi de l'amour que de tendre vers la ressemblance. Dans le socialisme, si cela existe ce n'est que par une inversion. Les élites "charitables" ne ressemblent pas, ne veulent pas ressembler à ceux qu'elles proclament défendre. Elles ne vivent pas dans les même lieux, ne fréquentent pas les mêmes personnes, ne s'habillent pas de la même façon, ne mangent pas pareillement, ne s'amusent pas des mêmes amusement, ne copule pas de façon identique. Elles veillent à ce que la distinction subsiste, tant qu'elle peut subsister dans une société où tout tend, quoiqu'il en soit, par des forces autres que celle de la vertu, à s'amalgamer et se confondre. Aussi je puis, sans que cela face sourciller qui que ce soit, être maire d'une ville dite "populaire" et "populeuse", ne pas y vivre, habiter l'un des sites les plus beaux d'une capitale, mener grand train. Je poursuivrais toujours, comme de loin, la justice sociale dont j'ai fait mon cheval de bataille. L'émotion qui m'étreint alors assis dans mon confort de justicier repu, qu'elle est-elle ?
 Cette émotion-là, ce sentiment-là, ne sont pas autre chose que l'expression d'une culpabilité. Oh, d'une très vague et langoureuse culpabilité. La religion du progrès adoptée par le socialisme, et qui est à elle seule tout le socialisme, exige, certainement davantage que le fameux "judéo-christianisme", une culpabilité fondatrice. Cette culpabilité est le donné premier. C'est elle qui meut, elle qui assure, elle qui conduit, qui projette, construit, mais elle aussi qu'on tente vainement d'évacuer. Le "pour tous" si banalement et stupidement socialiste n'est, dans un premier temps,  que le constat coupable que nous n'avons pas réussi à édifier une société juste, que nous sommes, de ce côté-là, déjà toujours en défaut. Ce "pour tous",  si théologique, n'est que l'expression de la rédemption sociale que l'on recherche, l'expression de cette culpabilité de laquelle il faut se laver.

 Le socialisme, progressisme élitiste et qui tient à le rester, n'est qu'une sotériologie laïque qui fonde tout sa dynamique sur la culpabilité. Cette doxa s'étend à tout et à tous, car, comme je le disais plus haut, le socialisme est un ferment d'unité, comme jadis le fut le christianisme. Tout le monde est peu ou prou socialiste. Il n'est qu'à voir comment l'on vous reçoit si publiquement, naïvement, vous déclarez que vous n'avez rien à faire avec ces croyances, ces dogmes et ces certitudes. Ne pas être socialiste, c'est être livré à l’ostracisme, c'est devenir suspect, c'est, pour le dire en termes religieux, devenir hérétique. Le  monde à bougé, les sociétés se sont  émancipées, mais le traitement des hérétiques est toujours le même : rejetés dans les ténèbres extérieures.

 Vous pouvez bien dire que vous êtes de droite, on pensera, et avec raison, que vous êtes encore sous l'influence socialiste, tant il est vrai que le socialisme ne se réduit pas aux groupes politiques qu'il inspire directement. Mais déclarez, positivement, que vous n'êtes pas socialiste, et insistant sur la négation, et que vous mettez dans ce "pas" une partie de votre philosophie politique,  votre interlocuteur, vous regardera avec les yeux de l'effarement, du dégoût presque, se demandant sans doute "comment est-il possible de ne pas être socialiste?" Comment est-il possible que vous ne preniez pas part à la bonté universelle, que vous vous refusiez à participer, vous aussi, à la justification du monde ? Comment donc ne pas s'enthousiasmer à ce festin universel des futurs meilleurs et donner sa foi à cet évangile-là ?
Parce que, soyez-en sûr, le socialisme a empli le monde d'une espérance sans pareille. Cette espérance est jeune - un peu plus d'un siècle - mais elle enivre. Le monde entier, répudiant les anciens dieux, se voue donc aux dieux de cette nouvelle religion. Ces dieux-là, je vous l'assure, sont terribles, bien plus terribles que ceux que l'on a congédiés. Ceux-ci, personnels, opposaient un rempart au mimétisme, autre nom de l'idolâtrie; ceux-là, sans personnalité propre, excitent le mimétisme ; l'excitent dans le sens du Bien - c'est ce que l'on veut croire - mais en vérité, l'encourage dans le sens de l'idolâtrie : de l'état, du groupe, du lien social, de l'autre en tant qu'autre, des principes absolus, et pour le dire aussi, de la misère, car que serait un socialisme s'il n'avait à adorer aussi la misère humaine ?

  Je parlais plus haut de charité, et j'ai ensuite parlé d'espérance, non sans avoir évoqué la foi. Vous reconnaitrez sans peine les antiques vertus théologales. Vous voudriez me faire croire que le socialisme, cet unique mouvement établi sur la justice universelle, ne serait pas un christianisme inversé ? Vous voudriez me faire admettre qu'il n'entretient strictement aucun lien avec ce qui faisait le génie chrétien ? Vous voudriez me faire penser, enfin, que le socialisme serait une génération pure, né de je ne sais quelle prise de conscience soudaine au bénéfice d'événements historiques qui auraient favorisé son avènement ? Mais enfin, la matrice chrétienne dans laquelle nous avons baigné, tant nous les individus que nous les collectivités humaines, les principes chrétiens qui nous informaient, du dehors et du dedans, tout cela aurait été en vain ? Tout cela compterait pour rien ? Tout cela n'aurait été qu'une parenthèse superstitieuse ?
Mais que dire de l'immense charité chrétienne qui n'a pas attendu le socialisme et ses trémolos pour s'activer et dispenser universellement, sans faire état des personnes, son réel amour, un amour fondé, non pas sur la culpabilité, mais sur la certitude que l'amour déjà nous précédait ? Que dire, je vous le demande, de l'espérance chrétienne, qui n'a pas attendu les lendemains chantant pour se tendre toute entière vers une fin bienheureuse, une fin qui n'était autre que le règne absolu et personnel de l'amour ? Que dire, enfin, de la foi chrétienne qui n'a pas attendu les certitudes progressistes pour croire et en l'homme et en plus que lui, pour dépasser toute les idolâtries possibles, pour proposer une adhésion que seul l'amour rendait digne de foi ?
Je vous parle beaucoup d'amour, le socialisme n'en parle pas tant. Il s'en moque éperdument et si, parfois, le mot lui vient aux lèvres, c'est pour nous parler d'autre chose. L'amour n'appartient pas au lexique socialiste, il l'a soigneusement retiré de son vocabulaire. L'amour socialiste est domestique, tout au plus, et il s'arrête au pas de votre porte, dans le meilleur des cas. Ce qui vient ensuite c'est la justice sociale, l'égalité, le "pour tous", l'universelle bonasserie.

Ce "pour tous", il faut y venir encore. Voilà bien la devise progressiste : "pour tous !". Ce cri de guerre pour qu'il se fasse entendre, suppose l'existence a priori de droits réservés. Le "pour tous" réclame que les droits réservés soient l'apanage de tous, qu'il n'existe plus de situations particulières justifiant des droits particuliers. Aussi, le fondement du "pour tous" est l'envie, et parfois la jalousie. Le "pour tous" socialiste déconnecté de ce qui pourrait le rendre légitime devient la devise de tous les égotismes possibles, le slogan des pires narcissismes. On pourrait dire que ce "pour tous" n'est qu'une version déguisée du "pour moi'. Mais comme le socialisme nous inculque qu'il n'est pas bien de se battre pour soi seul, on préférera "pour tous" au "pour moi".
Pardonnez-moi si dans ce "pour tous", je vois encore quelque chose de chrétien. Le Christ offre sa vie "pour la multitude". Ce "pro multis" l'Eglise, à la différence des courants hétérodoxes, l'a toujours interprété comme étant un "pour tous" et non un "pour beaucoup". Le Christ, donc, offre sa vie pour tous, pour le salut de tous. Ce qui est remarquable ici, c'est le lien entre un seul et "la multitude". Le christianisme - qu'il soit vrai ou non, là n'est pas la question - établi un lien entre "un seul" et "pour tous" : un seul donne sa vie pour tous, le "pour tous" dépend donc du don d'un seul. Le salut des tous dépend donc de l'exemplarité d'un seul. Un seul se sacrifie pour que tous soient sauvés. Aussi le lien social que l'Eglise établissait, et elle le faisait en raison même de ce qu'elle pensait être sa révélation, est paradoxal : l'exemplarité d'un seul le fondait et en même temps ce "un seul" était dépassé par le nécessaire salut de tous. Dés lors, le chrétien était celui qui suivait cet exemple de don : je me donne pour tous ou à tous. La communauté donc prenait naissance dans le don des individualités.
La communauté inaugurée par le socialisme ne fonctionne pas. Pour elle, le don n'est même pas envisagé. On part du principe que quelque chose qui appartient à l'autre, m'échappe : il faut donc soit le lui prendre, soit qu'il soit partagé. Le rapport entre " un seul" et "pour tous" est gommé, puisque il n'y a plus, à vrai dire, de "un seul", le "moi" que je pourrais donner et, disons-le, sacrifier n'existe plus que comme revendicateur de ce qu'à l'autre, de ce qu'est l'autre. Aussi le "pour tous" n'est que le jeu de miroir à l'infini ou "un seul" regarde un autre "un seul", l'envie, le jalouse aujourd'hui, le tuera, peut-être, demain.

Je termine. Le socialisme n'existe pas seulement comme parti ou somme doctrinale. Il s'est répandu comme l'huile d'un flacon renversé. Je le disais : nous sommes tous socialistes. La droite elle-même a versé dans le psychodrame sentimental du socialisme. La droite - une certaine droite du moins - est le contrefort du socialisme. Il est parfaitement impossible que nous ne soyons pas atteints par le progressisme.
Vous voyez donc, cher Robert, que je ne suis pas si éloigné de vous. Même ne partageant pas votre enthousiasme, ou votre dépit - je n'ai jamais bien su - je vous suis proche. Mon âme, que voulez-vous !, s'est imbibée d'idées socialistes. Je tente de les débusquer, de les soumettre à une question toute personnelle, et si elles tiennent, je les fait volontiers miennes, mais la plus part abjurent.

Croyez, bien cher Robert, à mon amitié fidèle. 







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