mardi 26 novembre 2013

Théologie et genre : éléments pour poser la question.

Il y a quelques temps déjà, j'avais mis en ligne ici-même deux articles sur la "théorie du genre". Ses plus fervents défenseurs assurent qu'elle n'existe pas, qu'elle ne serait qu'une espèce de fantasme né d'esprits craintifs et chagrins, que n'existent que les "études du genre". Or, comme je le disais, ce que l'on peut, à bon droit, appeler du nom général de "théorie" du genre, toute polymorphe qu'elle soit, comporte certes un pan prospectif  - les fameuses "études" - mais aussi un pan prescriptif tout aussi réel. Ce dernier volet est, bien souvent,  idéologique et suppose, donc en toute logique, ce que l'on appelle usuellement une "théorie" ou du moins des hypothèses, très théoriques, d'une pratique actuelle et future. 

Quoi qu'il en soit, les questions du genre, des genres, de la sexuation, de la sexualité, de la différence sexuelle sont posées. Elles le sont de plusieurs façons et selon plusieurs perspectives. Elle le sont selon des intérêts, des motifs variables. Le vocable, quelque peu ambigu et peu approprié, de "genre" sert de notion générique, précisément, à tout ce foisonnement, parfois bien flou et donnant souvent l'impression d'une machine de guerre un peu vaine. Vaine mais pas sans dangers, la vanité étant devenue le trébuchet de notre époque : on bombarde à coups de chimères boursouflées.

Dans ce qui va suivre, j'aimerais apporter un éclairage plus strictement théologique à cette question. Plus qu'une pensée construite, je me contenterai de donner des pistes de réflexion ; la chose mériterait un développement plus grand mais je ne suis pas en mesure de le faire.

Autant le dire tout de suite : l'idéologie, les préconçus et les présupposés, qui entretiennent les "gender studies" (GS) n'ont, a priori, que peu de rapports avec la théologie. S'ils la rencontrent, ce ne sera que sur un versant strictement sociologique, et pas même anthropologique. Pour qu'une certaine anthropologie théologique puisse rencontrer ce que l'on appelle ici, de façon indistincte, "études sur le genre", il faut faire à l'une et aux autres, une sérieuse réduction. Cette réduction consistera à abandonner tout aspect revendicateur de la part des "études sur le genre" et toute polémique de la part d'une approche théologique.

Si la théologie est essentiellement un discours sur Dieu, les théories ou "études du genre" sont des discours sur le conflit qui existe, ou qui est supposé exister, en matière de sexualité et des impératifs que celle-ci imprime, ou est censée imprimer dans le contexte d'une tension, réelle ou prétendue, entre la nature et la culture. Or ce conflit n'existe pour ainsi dire pas en théologie. Si quelque chose affleure d'une tension possible, elle n'est jamais posée, théologiquement, en termes de nature et de culture.
Les seules tensions théologiques, quelque peu analogues,  qui existent sont celles qui se posent entre la nature et de la grâce, tout d'abord, et, dans une perspective paulinienne, entre la grâce et la Loi, ensuite. Un seul élément est donc commun à la théologie et aux GS, celui de nature, et encore, cela n'est absolument pas garanti que "nature" ait dans l'un et l'autre cas la même extension. Pour ce qui est de la notion de "grâce", elle ne peut être, dans un souci de parallélisme arbitraire,  aucunement réduit à celle de "culture".  Dans une visée théologique, la "culture" est englobée dans la notion de "nature"; la première est un effet, un "accident", pour utiliser une catégorie thomiste, de la seconde celle-ci étant un donné plus essentiel : aucune culture sans une nature. Pour ce qui est de la notion de "Loi", la théologie propose une articulation complexe. La "Loi" est à la fois entée sur la "nature", l'une et l'autre ayant le même auteur à savoir Dieu. Loi et nature s'apposent à la grâce. Pour le dire rapidement, la loi et la nature ont quelque chose à voir avec le péché, ce à quoi la grâce réchappe, forcément. (Il est intéressant de noter que dans les "gender studies", la nature qui imposerait sa loi est, elle aussi, marquée d'opprobre, tandis que l'effort culturel pour en échapper et échapper aux stéréotypes qui prendraient leur source dans la nature, peut être lu en terme de grâce, de rachat, de rédemption, de libération, de salut. On peut donc déceler dans l'articulation théorique des GS des relents théologiques)



Reste donc, si l'on peut dire,  à définir la catégorie de nature et à la définir selon un point de vue théologique. Or rien n'est moins évident. La théologie catholique se situe à mi-chemin entre une critique radicale de la "nature" et un regard unilatéralement bienveillant  - type "bon-sauvage" - sur celle-ci. A vrai dire, elle est ce à quoi l'on n'échappe jamais, le donné fondamental et cela pour la raison, théologique, qu'elle est de création. Elle est à la fois le terme et l'espace, un contenant et le contenu.
La complexité du donné théologique à propos de cette catégorie de "nature" s'articule avec celui de "création". On ne saurait parler de "nature" sans parler aussi de "création". Or la notion théologique de "création" pose que toute réalité humaine - mais pas seulement - toute réalité hors de Dieu, autrement dit toute la réalité universelle, est établie dans une relation à l'unique principe qui échappe à la réalité, à la nature, à savoir  : Dieu. Pour le dire autrement, la création n'est rien d'autre que la relation qui lie Dieu au reste, faisant dépendre l'existence de ce reste, de l'existence de Dieu, tout en sachant que "existence" est pris ici  dans un rapport analogique, puisque, en vérité, il n'y a aucune commune mesure entre l'existence du réel et l'existence de Dieu. Pour parler strictement, quelque chose dans cette relation devrait être marqué de la négative, soit l'existence des choses, soit celle de Dieu. L'on pourrait dire avec vérité que les choses n'existent pas ou que c'est Dieu qui n'existe pas. La nature donc dans un premier temps est ce qui se distingue de Dieu, ce qui dans la relation au principe premier extra-mondain apparaît comme autre, mais qui tient son existence de lui.
La nature est donc envisagée comme reliée à Dieu et en même temps comme fondamentalement distincte de lui.
Davantage encore, les considérations sur le mal, physique et moral, conduisent les auteurs bibliques à postuler que cette relation "de création", telle qu'elle apparaît, est perturbée. La nature apparaît alors comme la conséquence d'une relation malmenée, torve et, en allant au plus loin,  une relation de laquelle le principe premier et causal est, d'une certaine façon, rejeté. Deux approches sont donc désormais possibles : soit considérer ou reconsidérer la nature dans sa dépendance avec le principe créateur, soit la considérer dans l'indépendance d'avec lui. Les deux attitudes ne sont d'ailleurs pas exclusives.

 Pour toute question morale - les GS ont des conséquences morales, si elles ne sont pas déjà morales dans leur principe -, le discours théologique fonctionne avec ce que les citations suivantes résument.

"La grâce ne supprime pas la nature, mais l'élève". Saint Thomas d'Aquin Ia, q. 1, a. 8

"Aime et fais ce que tu veux " Saint Augustin. Commentaire de la première épître de Jean, traité VII, 8.

("Une fois pour toutes t’est donc donné ce commandement concis : Aime, et ce que tu veux, fais-le ! Si tu te tais, tais-toi par amour ; si tu parles, parle par amour ; si tu corriges, corrige par amour ; si tu pardonnes, pardonne par amour. Aie au fond du cœur la racine de l’amour ; de cette racine ne peut rien sortir que de bon"
cfr Saint Jean  " Voici ce qu’est l’amour. Voici comment s’est manifesté l’amour de Dieu pour nous : il a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous vivions par lui "et "Voici ce qu’est l’amour : ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés le premier " (1 Jn 4, 9-10)


"Tout m'est permis, mais tout ne m'est pas profitable tout m'est permis, mais je ne me laisserai asservir par quoi que ce soit."  saint Paul.1 Corinthiens 6, v.12-20


Fais donc ce que tu veux, mais impératif premier  : "aime". Toute l'agir moral, tout le dynamisme éthique, est ramenée à cet impératif "aime". Mais surgit cette interrogation : comment "aimer" peut-il être un impératif ? Comment peut-on ordonner d'aimer ? En réalité, "aimer" échappe de toute part à l'impératif, il est de telle "nature", qu'il entraîne "aimer" ailleurs. Là, précisément, où il ne se trouve pas ou plus. La morale que l’Évangile inspire - littéralement, inspire - est donc une morale dont le fondement, soudain, se trouve en un lieu qui précisément ne peut-être localisable. "Aimer" est toujours ailleurs; "aimer" vous fait sortir de l'ici et du maintenant avec toutes leurs certitudes pour vous convier à vous déplacer ailleurs, là-bas et à toute heure. Autrement dit, ce qui fonde l'agir moral (fais ce que tu veux), c'est la liberté elle-même appelée par le "aime" impératif - non-impératif, fondement non-stable mais dynamique. On pourrait dire que "aimer" est de l'ordre de l'extase, mais cela ne suffirait pas. L'extase, en effet, risque d'être perçue encore comme un des versants d'un égotisme mystique. L' amour dont il est question dans ce "aime", n'est pas de cet ordre. Où alors si, et seulement si, l'on considère l'extase comme une véritable sortie de soi lue d'une manière non exclusivement psychologisante : l'extase chrétienne me pousse hors de moi, ne déboute de moi, ne jette dans le monde, me livre à l'Autre et aux autres qui sont sa plus sûre figure.

C'est le même son que l'on retrouve dans l'adage paulinien "Tout m'est permis, mais tout ne m'est pas profitable". Il est remarquable qu'ici aussi, on dévoile l'universalité de la liberté. Le "tout m'est permis" sonne avec le "fais ce que tu veux". Le "aime" lui est du côté du "tout ne m'est pas profitable", puisque ce qui opère la discrimination dans ce tout qui ne m'est pas profitable, c'est justement le "aime". Qu'est-ce qui peut faire la différence entre ce qui m'est profitable ou non ? Ceci ou cela m'est profitable au regard de quoi ? Justement, c'est l'amour. Reste donc à définir ce qu'est l'amour dans cette perspective. Les éléments de réponse se trouvent épars dans le Nouveau Testament, et chez saint Jean en particulier.  Je ne dirai que ceci : l'amour, dans sa définition chrétienne, précède l'existence. On pourrait dire en parodiant Descartes : "J'aime donc je suis" même si cette formulation suppose l'existence d'un amour premier, le "j'aime" n'est pas premier. : "ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés le premier". Autrement dire, l'amour trouve son fondement dans l'existence de Dieu, pour qui aimer et être sont une seule et même chose.

Il semblerait que l'adage thomiste soit assez éloigné des préoccupations soulevées jusqu'ici. Et pourtant, si la morale est du côté de la nature, et si son fondement est du côté de la grâce, l'adage thomiste peut être lu à la lumière de la citation paulinienne. En fait, la morale chrétienne n'est pas du côté de la nature, puisque nous savons que son fondement, son "impératif" est ailleurs, cependant un agir est toujours un agir dans les cadres naturels même si ceux-ci sont informés postérieurement par la grâce. En vérité, la morale chrétienne est donc "élevée" par la grâce, elle est cette nature graciée, gracieuse, mais ni la nature réduite à ses propres effets (hérésie pélagienne), ni sa pure et simple suppression (toutes les hérésies spiritualistes et "mysticistes". La théorie du genre est une espèce de mystique de la "grâce" pure sans les contraintes de la nature.Elle s'oppose à un pélagianisme souvent fantasmé qui affirmerait qu'il n'existe que la nature et que cette nature ordonne, commande, dicte et formate. Au salut pélagien par les forces de la nature seule, la théorie du genre oppose la "rédemption" par les forces d'une grâce qui n'élève pas la nature, mais s'en dispense souverainement. Cette dispense ce doublera ensuite qu'un quiétisme - c'est logique - qui éclipsera toute considération morale, d'un part, et tout contact avec le réel, d'autre part). 

Ce détour était utile pour situer ce que l'on appelle "nature" dans sa tension avec la "grâce". Il n'a pas été question de "culture" parce que le christianisme ne pose pas la question de la "culture" comme l'anthropologie, par exemple, le fait. La "culture" est en fin de compte une notion moderne et qui échappe à la théologie classique. Cela dit, les élaborations pauliennes, augustiniennes, thomistes, toute théologiques qu'elles soient, sont des élaborations culturelles. Il s'agit d'élaboration "culturelles" qui se construisent à partir d'éléments non-culturels, un élément qui appartient au monde : la nature, et un autre qui lui échappe : la grâce. Ni l'une, ni l'autre ne sont de la culture, elles se situent résolument hors du champ culturel. Ce qui inaugure ce champ culturel chrétien, c'est la nécessité de penser la différence ontologique entre la nature et la grâce, entre la nature et la "surnature". Il s'agit de LA différence fondamentale pour la théologie et c'est cette différence où les deux termes demeurent autonomes mais collaborent qui ouvre le champ culturel.
Plus encore, si l'on prend au sérieux la logique interne à la différenciation nature et grâce, si l'on prend au sérieux le paradigme moral chrétien, nous sommes évidemment conduits à des faits théologiques : l'incarnation et la rédemption (passion/résurrection). Je veux dire que tout ce qui précède n'est possible que parce qu'un juif, un jour du temps, souffrit, mourut, que parce que ses disciples crurent qu'il échappa définitivement à la mort, et qu'il était le Verbe de Dieu lui-même. Sans ce corps-là, sans ce corps individualisé, sans le corps du Verbe Incarné, son corps patient, pathétique, son corps absent, glorieux, rien ne serait possible. Ce corps-là désigne irrévocablement, le corps d'Adam et donc le mien : voici l'homme !
Le dynamisme de la morale chrétienne renvoie donc simultanément à la découverte d'un corps, et à l'absence de ce corps. Un corps personnel, sexué donc, sexuel. C'est ce corps-là récapitulant tout expérience corporelle qui porte la différence nature/grâce. La culture chrétienne qu'elle soit théologique - elle l'est toujours un peu - mystique - elle devrait l'être toujours - artistique est donc la pratique et le discours induits par cette révélation du corps unique.

Partant de là, ayant posé la différence fondamentale, on peut relire certains passages de la Bible. Par exemple, le récit ou les récits de la création de l'homme dans la Genèse. Dans le contexte de la création, le donné biblique pose à la fois la différence sexuelle et l'unité de l'humain  par-delà cette différence.  On peut même dire que la création de l'homme résume à elle-seule l'acte création qui sépare et unit simultanément.  Il est intéressant de remarque que, de création, le récit ne mentionne aucune hiérarchie découlant de la différence sexuelle. La "hiérarchie" n'intervient qu'après la chute. La différence sexuelle s'inscrit dans la suite de toutes les différences établie par la création. Enfin, après la chute, si l'homme quitte son père et sa mère, c'est pour faire "une seule chair" avec la femme.
Autre exemple de lecture : saint Paul déclarant qu'il n'existe plus désormais, en Christ, ni homme, ni femme, ni esclave, ni homme libre, ni juif, ni grec, car le Christ a abattu le mur de la haine. Paul donc promeut ici une disparition des critères de séparation dans la reconnaissance du Christ. Si les différences disparaissent, c'est au non de la différence supérieure, la seule chose, pour Paul, qui autorise la disparition des différences c'est le fait que le mur de la haine ait lui-même disparu.  Pour saint Paul, cette disparition est le fait du Christ, est personnalisée dans le Christ lui qui allait aussi bien vers les hommes que les femmes alors même qu'il encourait les impuretés légales du judaïsme, lui qui déclara que "le sabbat était fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat". Si le Christ, et saint Paul à sa suite, proposent un renversement culturel, celui-ci n'est pas dû à une quelconque remise en cause de la "nature" mais c'est au nom d'un principe supérieur, théologique : à savoir la révélation, autrement dit , le dévoilement plein de ce qu'est Dieu, de la vraie nature de Dieu, qui, une fois encore, ne saurait être qu'Amour.

Le conflit qui alimente les théories sur le genre, celui entre nature et culture, n'existe pas comme tel pour la théologie et, s'il affleure parfois, il est posé en des termes différents. S'il existe une critique théologique de la nature, ce n'est pas en tant qu'elle serait contraignante ou qu'elle insisterait sur je ne sais quelles désespérantes limites, mais bien en ce qu'elle n'est pas Dieu. Plus encore, qu'en tant que nature précisément, toute bonne qu'elle soit ontologiquement, elle est marquée définitivement par le conflit lui-même. Il n'existe pas de nature pure en christianisme, il n'existe qu'une nature conflictuelle. La nature est donc à la fois ce à quoi on n'échappe pas et ce que l'on dépasse sans nier. L'adage thomiste le dit bien "la grâce ne supprime pas la nature, elle l'élève". Si même la grâce ne supprime pas la nature, l'on comprendra que la théologique a une sainte horreur de tout ce qui contribuerait à minimiser la raison naturelle. Cependant, elle ne s'en tient pas à un naturalisme naïf et béat. Elle ne peut le faire puisque le faisant, elle maximiserait le péché, la faille, le conflit qui frappe l'ordre naturel. Parler de "péché" ou d' "ordre naturel" est entrer dans un cercle herméneutique, mais nous sommes bien obligés à un moment d'y entrer. La nature apparaît donc comme relative, autrement dit en relation et cependant comme un terme du réel, son substrat incontournable. La nature est donc absolument relative. Entre réalisme et idéalisme, la pensée chrétienne a élaboré un discours sur la nature qui tient compte de ses contradictions internes : elle est finie, marquée par l'obsolescence, le mal, et la mort. La nature est toujours marquée d'un manque à être, ou un manque d'être.
L'apparition de la distinction nature/culture renforce davantage encore ce constat. La culture est à la fin un saut ontologique et simultanément articulée ou plutôt arc-boutée à la nature. La culture selon un point-de-vue théologique commence après le premier meurtre. Elle se déploie désormais marquée elle-aussi par le conflit ou pour le dire théologiquement, par le péché. La culture ajoute ainsi sa propre finitude à la nature. Le lien existant entre les deux notions est donc plutôt celui d'un continuum plus qu'une réelle rupture. Il appartient à la nature humaine de se dire dans des paradigmes culturels qui à la fois manifestent le lien peccamineux à la nature et la volonté de s'en extraire. Vouloir opposer nature/culture, comme si la première était contraignante et la seconde libératrice est une illusion qui ignore que l'une et l'autre sont marquées par le signe de péché.

On pourrait dire, la grâce ne supprime pas la culture, elle l'élève.


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