vendredi 17 janvier 2014

La tentation de saint Antoine ou le désert inversé.

Vers la fin de l'année 2013, je fus saisi d'une virulente obsession : la tentation de saint Antoine. Je ne sais comment cette figure c'est imposée à moi.   La "Tentation de saint Antoine" m'est devenue le paradigme inversé de ce que nous vivons en tant que société.
Antoine est cet individu qui, au petit jour de l'ère chrétienne, quitte le monde pour fuir, se retirer au désert. Au désert, il trouve, ou croit trouver Dieu, jusqu'à ce qu'il soit pris de violentes tentations qui mettent en danger sa retraite, sa quête et ce qu'il avait déjà trouvé. 
Les récits légendaires, les œuvres plastiques, retraçant cet épisode de la vie du saint, varient sur la matière et les formes de la ou des tentations. Cependant, un trait semble commun : il s'agit d'un déchaînement pandémoniaque d'une rare intensité. L'acuité de la crise est d'autant plus sensible, plus remarquable qu'elle se déroule précisément au  "désert", c'est-à-dire un monde vidé de sa vanité, l'espace théorique de la retraite, voire de la fuite de ce qui, normalement, est considéré comme le lieu propre de la tentation, à savoir, le monde habité et toutes ses vanités.

Toutefois cette tentation formidable d'Antoine eut un précédent illustre : celle du Christ. On se souvient de l'épisode évangélique : Jésus, après son baptême, part au désert - l'évangéliste dit "conduit" ou "poussé" par l'Esprit Saint - pour quarante jours et y est tenté à trois reprise. Le récit évangélique mentionne la finalité explicite de ce séjour érémitique : "pour y être tenté". Le désert est donc le lieu normal de la tentation, en tout cas pour le Christ, qui, nouvel Israël, "rejoue", en un temps synthétique, la longue pérégrination désertique de l'Israël vétéro-testamentaire. Pour celui-ci, les quarante années de voyages dans les sables et les roches physiques, et ceux, plus terribles, de l'esprit détaché de tout, avaient été une continuelle tentation, et notamment de retour en arrière, aux "oignons d'Egypte", à la servitude ancienne qui, vue du désert, ne paraissait plus aussi formidable. Ah, les "oignons d’Égypte" ! même avec des chaînes, ils étaient plus savoureux, que la manne frugale et la soif brûlante. L’Égypte, son joug, ses fardeaux, son carcan, valaient mieux, en fin de compte, que cette marche libre mais exigeante faite à l'ombre de Dieu en direction de la terre de promission. 


Le Christ donc est tenté au désert. Tenté une première fois du point de vue de la nourriture, une seconde fois de celui de la puissance religieuse et une troisième du point de vue de la puissance politique. Le Christ déjoue les trois pièges sataniques et sort victorieux de ce combat avec l'esprit mauvais. Le pain, fut-il manne, n'est pas la seule nourriture; être messie glorieux n'est pas selon les vues de Dieu; le royaume de Dieu n'a rien à voir avec les royaumes de la terre.
Antoine, à la ressemblance du Christ, connaît un combat similaire dans le désert, lieu vide de tout, sauf de Dieu et de l'esprit mauvais. Ce n'est pas que le second soit le pendant obligé du Premier, mais c'est que là où la grâce doit surabonder, il faut parfois que le péché abonde. Là où la pure grâce doit paraître, l'immonde fait ses pitreries. Antoine sort, lui aussi, vainqueur de ses accès démoniaques, des hallucinations, des doutes, des méprises : il a vu la bouche béante de l'enfer mais la lui referme aussi sec.
Ce qui est remarquable c'est, une fois encore, que le lieu de cette sarabande soit le désert, là où rien ne devrait, a priori, avoir lieu, et où  pourtant tout arrive, là  où se joue ce drame.

Nous, comme société, vivons aussi dans un désert. Il n'a rien de comparable à celui d’Égypte : le nôtre est déjà habité, il est déjà possédé : d'emblée nous en avons expulsé Dieu et la place, l'immense place, laissée vide est occupée par l'immonde. Notre désert est l'espace de la surabondance de l'ignoble;  notre désert est un méta-désert, un désert de seconde main, un désert plein de tout mais archi-vide d'Esprit. Notre mouvement de fuite n'a pas consisté à quitter les vanités pour le vide, mais à laisser le vide se remplir de vanités. Et depuis, nous y sommes à l'heure extrême de la tentation de saint Antoine; c'est notre heure commune, celle qui nous colle le plus identitairement à la peau. 
Nous ne voyons pas seulement l'enfer, nous le faisons apparaître et nous choisissons ce qui apparaît. Nous préférons la promesse des vanités que celle d'un espace nu qui donnerait prise à Dieu. Nous préférons un désert peuplé d'hallucinations mortelles, à cette marche longue, rude, austère vers la terre de promission.  Nous ne sommes pas de l'Esprit de Christ - qu'avons-nous d'ailleurs affaire avec lui ? - notre pain est substantiel et solide, du  bon vrai pain; notre folie religieuse est de l'hybris; quand à la puissance politique : on adorerait les chiens pour avoir une parcelle de pouvoir. Ce n'est plus que le Royaume de Dieu ne soit pas de ce monde, mais qu'il nous importe peu qu'il y ait autre chose que ce monde et ses vastes déserts aux mirages.

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