lundi 7 avril 2014

Considérations sur les sexes dans les genèses bibliques.

Le dernier article publié ici annonçait une troisième partie. La voilà donc. Elle entretient avec les deux autres parties, publiées dans l'article précédent, un rapport complexe. Si j'avais, volontairement, mis de côté la théologie dans ce qui précédait, nous la retrouvons ici en plein.
Il ne sera, à proprement parler, aucunement question du genre, en tout cas pas au sens où les recherches sur cette question comprennent la notion. Il sera, en revanche, question, tout du long, de différence sexuelle, si on veut rester classique ou, pour reprendre une formule, quelque peu alambiquée, utilisée ailleurs par un autre auteur, d'excédent sexuel.
"L'excédent sexuel" englobe l'idée de différence sexuelle mais la dépasse de beaucoup. Un lecteur, attentif, de la Bible, et de ses nombreux commentaires, et l'observateur de la mystique la plus authentiquement chrétienne ne sauraient limiter la question sexuelle, dans ces deux domaines, à l'unique différence des sexes. Il y a autre chose. Et cette autre chose dépasse de partout cette différence. Dire que ce quelque chose, serait en trop - c'est ce que donne à penser l'idée "d'excédent" - peut être interpréter de plusieurs façons. Il y a, en effet, plusieurs modes d'être "en trop". Cela peut être sous le mode de l'excessif ou sous le mode du bénéfice. Je ne trancherai pas le débat ici, il me suffisait d'attirer l'attention sur le fait qu'une lecture du livre de la Genèse, puisque c'est de cela qu'il va s'agir, ne peut se résoudre dans une lecture simpliste ou naturaliste de la différence sexuelle.

Deux récits de la création

Une certaine culture exégétique a réussi à pénétrer la culture commune. Il n'est pas rare aujourd'hui de rencontrer des gens qui, sans être versés, dans l'exégèse biblique savent qu'il existe deux récits de la création : celui du chapitre premier de la Genèse et celui de son deuxième chapitre. On sait aussi que les deux récits n'émanent pas des mêmes milieux littéraires, que le premier est d'une teneur plus "poétique" tandis que le second tient plus du style littéraire propre aux contes. De même, on sait que le premier récit s'appelle le récit Elohiste, car Dieu y est appelé "Elohim" (il s'agit d'un pluriel en hébreu), tandis que le second récit est dit "Yavhiste" puisque la divinité y est signifiée par le tétragramme YHWH, que les juifs ne prononcent pas et qu'ils remplacent, à la lecture ou à la récitation, par Adonaï, autrement dit le Seigneur (une vocalisation avec les voyelles de Adonaï, de YHWH, est censé donner YaHWé ou anciennement YeHoVa).
La première lecture des récits de la création, lecture inattentive, peut être synchronique : on lit un récit général, offrant, somme toute, peu de détails, et notamment sur la création de l'humanité, et ensuite, dans la foulée, on lit la suite qui, croit-on,  complète ou développe de manière plus circonstanciée la création du premier couple et sa chute.
Une seconde lecture, plus avertie, sera donc diachronique : on marquera les différences de styles, les différences d'intentions, les différences de positions voire les oppositions qu'offrent les deux récits, qui paraîtront, peut-être, artificiellement accordés, comme posés là par un collecteur de récits primitifs ayant eu du mal à choisir.
Une troisième lecture (obligatoire pour le fidèle croyant) exige de revenir à la synchronie. L'étape critique de la seconde lecture aura permis, en effet, de laisser de côté, une bonne fois, la lecture naïve et, après tout, très limitée. Cette troisième lecture se fait dans l'esprit même de la lettre. Pour le croyant, la Bible est une révélation, elle ne l'est pas au sens coranique : si le Coran est révélé entièrement et directement (presque du destinateur au destinataire), selon la théologie musulmane, la Bible est inspirée. La révélation juive et chrétienne est de l'ordre de l'inspiration. Les récits de la création ne sont pas des articulations verbales immédiates de la part de Dieu, mais des écrits composés sous l'inspiration divine, du moins c'est ainsi qu'ils sont reçus dans  le christianisme et dans le judaïsme. La "médiateté" de la rédaction est essentielle et suppose qu'elle soit aussi présente à la lecture. La Bible doit donc être lue dans le même Esprit qui présida à sa composition médiatisée. Les deux récits alors ne peuvent s'opposer - Dieu n'est pas schizophrène - et l'un répond, forcément, logiquement - mais de la logique divine - à l'autre. Le collecteur de récits, celui qui n'aurait pas su choisir, à plus que bien fait en ne choisissant pas, il a été inspiré ; et sans doute que l'inspiration d'en-haut rencontra chez lui celle d'en-bas, sans doute que l'Esprit à son esprit s'est joint pour offrir à la suite des siècles ce diptyque. Que dis-je diptyque ? Cette vision unique à deux voix : un œil deux oreilles.

Le premier récit, au terme d'une description rythmée de la création des cieux et de la terre, des végétaux et des animaux, annonce la création de l'homme. Voici la traduction qu'en donne la Bible de Jérusalem, je la ferai suivre de celle qu'en donne André Chouraqui. Cette dernière traduction a le mérite de tenter de coller au texte hébreu, ce qui donne, souvent, des résultats étranges. Cependant, elle est précieuse, parce que pour qui ne lit pas l’hébreu, elle permet d'entendre plus clairement la lettre originelle.

Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu'ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre.
Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa.
Dieu les bénit et leur dit : Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre.

Elohîms dit: « Nous ferons Adâm ­ le Glébeux ­à notre réplique, selon notre ressemblance.
Ils assujettiront le poisson de la mer, le volatile des ciels, la bête, toute la terre, tout reptile qui rampe sur la terre. » Elohîms crée le glébeux à sa réplique, à la réplique d’Elohîms, il le crée, mâle et femelle, il les crée. Elohîms les bénit. Elohîms leur dit: « Fructifiez, multipliez, emplissez la terre, conquérez-la. Assujettissez le poisson de la mer, le volatile des ciels, tout vivant qui rampe sur la terre. »
Il est tout d'abord à remarquer que dans le texte hébreu, nous ne trouvons pas littéralement la formule "Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa." Mais plus exactement, Dieu - Elohims crée ADAM, de adamah, la terre- qui n'est pas ici un prénom, mais une désignation de l'humain eu égard à son origine "terreuse" - et il le crée "mâle" et "femelle". On notera aussi que le texte originel, plus que les traductions en français littéraire, joue avec le pluriel et le singulier : "Dieu crée LE glébeux à son image (réplique), il LE crée, mâle et femelle, il LES crée". Le texte de la Jérusalem met moins en évidence ce passage du singulier au pluriel. Ce que l'on peut en dire, à ce stade, c'est que le duel mâle-femelle est issu du singulier ADAM, les différents (mâle/femelle) sont tous les deux terriens, sont tous les deux l'ADAM fait en image de Dieu. Le "Nous" divin crée le couple adamique non pas, comme pour les animaux, selon leur espèce, mais en son image. On n'utilise pas, à ce stade du récit, les mots d'homme et de femme, bien que la Bible de Jérusalem, et d'autres, le fassent, mais ceux de "mâle" et "femelle". J'imagine que pour les bibles qui choisissent de traduire, malgré tout, "homme et femme il les créa", cette distinction sémantique est sans importance. Personnellement, je ne le crois pas, et tout d'abord parce que la lettre portant l'esprit, la lettre en l'occurrence ne dit pas "homme et femme". Cet argument devrait suffire. (Je laisse de côté ici "à notre image comme à notre ressemblance" qui nous conduirait beaucoup trop loin. Ce "image, ressemblance" est à l'origine de commentaires patristiques d'une profondeur considérable et d'une portée théologique très féconde.)

Que dit maintenant le second récit de la création de l'homme ? On y voit d'abord, dans un jardin, un individu seul et pour lequel, Dieu, modèle, une aide assortie. Mais l'individu solitaire ne trouve, dans tout ce qu'il voit modelé, rien qui ne lui soit assorti :

Alors Yahvé Dieu fit tomber une torpeur sur l'homme, qui s'endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Puis, de la côte qu'il avait tirée de l'homme, Yahvé Dieu façonna une femme et l'amena à l'homme. Alors celui-ci s'écria : Pour le coup, c'est l'os de mes os et la chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée femme, car elle fut tirée de l'homme, celle-ci ! C'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair. Or tous deux étaient nus, l'homme et sa femme, et ils n'avaient pas honte l'un devant l'autre.
IHVH-Adonaï Elohîms fait tomber une torpeur sur le glébeux. Il sommeille. Il prend une de ses côtes, et ferme la chair dessous. IHVH-Adonaï Elohîms bâtit la côte, qu’il avait prise du glébeux, en femme. Il la fait venir vers le glébeux. Le glébeux dit: « Celle-ci, cette fois, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair, à celle-ci il sera crié femme ­ Isha ­:oui, de l’homme ­ Ish ­ celle-ci est prise. »  Sur quoi l’homme abandonne son père et sa mère:
il colle à sa femme et ils sont une seule chair. Les deux sont nus, le glébeux et sa femme: ils n’en blêmissent pas.
 Du point de vue du vocabulaire, on constate que "homme" (ish) et femme (isha) (il semblerait d'ailleurs que ish et isha ne soit pas de la même étymologie en hébreu, peu importe ici) font leur apparition pour la première fois ici seulement. Dans le passage cité, la première occurrence, dans la bible de Jérusalem, que nous rencontrons de "homme", traduit, de nouveau, le terme ADAM. La traduction par "homme" est, si pas fautive, du moins abusive, et gomme une difficulté du texte. Il est à noter que le mot "femme" (isha) apparaît avant celui de "homme" (ish). La femme tirée de l'Adam, ne l'est pas de la terre. Elle est façonnée à partir non pas de la terre, de la glèbe, mais du "glébeux", de ce quelque chose qui n'est pas strictement un "homme" (ish), mais de l'humain.  Une fois la femme faite, et l'Adam réveillé, Dieu la lui présente et l'Adam s'écrie "os de mes os, chair de ma chair, celle-ci sera appelée ISHA : car de l'ISH est elle prise." Voici, l'apparition lexicale de "ISH, autrement dit  "homme" dans son apposition à "femme". Le texte se termine par "C'est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s'attache à sa femme (littéralement "colle" et ils deviennent une seule chair (littéralement, ils sont une seule chair)." Le texte donc insiste on ne peut mieux sur l'unité profonde de ISH et ISHA : ils surgissent, quoique de manière différente, tous deux de l'ADAM solitaire, elle en était façonné à partir de lui, à partir de son côté, dans son sommeil, et lui il advient comme ISH lorsque ISHA lui est présentée, puisque avant il n'y avait qu'un individu solitaire sans différence sexuelle.

Je ne sais pas si j'arrive ici à donner à voir toute la complexité d'un texte, d'un récit que nous croyons connaître. Un récit qui la plus part du temps passe sous le rouleau compresseur de sa version mythologique ou mythique. Le texte original est plus complexe. Par exemple, si l'on note la présence de ADAM, on voit aussi que ce terme ne désigne pas un nom personnel, cela ne sera le cas qu'au quatrième chapitre de la Genèse. Pareillement pour Eve qui ne sera un nom personnel qu'après la chute, comme nous le verrons plus loin.
La première parole articulée de l'homme en tant qu'homme-ish est lorsqu'il voit la femme-isha. Certes, il y eu la nomenclature des animaux, mais ces paroles-là ne sont pas rapportées pas la bible. La première parole rapportée par la Bible, celle que l' Adam articule pour la première fois, est ce "os de mes os, chair de la chair". Il y a là quelque chose de tout à fait inouï, l'humain n'advient comme être parlant qu'au moment même où advient aussi la distinction sexuelle nette, où elle est constatée  : "il sera crié vers elle ISHA, car de ISH elle est prise ". Malgré tout, le fameux ish s'exprime ici à l'impersonnel  et de manière passive, nous ne sommes pas encore vraiment dans une relation intersubjective. Cela ne sera le cas qu'après la chute. L'homme, avant l'épreuve en Eden, connaît, mais il ne se connait pas connaissant. Il dit, mais il ne connaît pas que c'est lui qui dit.

Dans le premier récit, il semble que ne soit annoncée que la possibilité d'un être. Ce n'est pas exactement la même chose d'être "mâle" ou d'être "homme",  par tout à fait la même chose d'être femelle et d'être "femme", en tout cas pas pour nos oreilles. Ce n'est pas non plus radicalement différent, le "mâle" attend l'homme et le "femelle" attend la femme, pourrait-on dire. Le second récit met en place une communauté de substance ou, pour reprendre un terme christologique, une consubstantialité, la séparation des corps et la distinction des sexes, mais il le fait dans une espèce de connaissance impersonnelle. L'unité de la substance, la séparation des corps et la différence sexuelle se fait donc en relation à Dieu, autrement dit à un terme transcendant, à un tiers résident hors de l'humain. Cette relation est dite en termes de création et d'image.

Il est temps maintenant de se pencher sur l'épreuve édénique et la chute originelle.



La chute ou l'épreuve en Éden.

La narration de ce que la tradition a appelé "la chute" appartient exclusivement au second récit de la création du couple humain. Cela signifie qu'elle est à lire, d'abord, dans ce contexte-là.

   IHVH-Adonaï Elohîms ordonne au glébeux pour dire:
« De tout arbre du jardin, tu mangeras, tu mangeras,

mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas,
oui, du jour où tu en mangeras, tu mourras, tu mourras. »
Cet interdit, on ne le remarque pas assez, est adressé, de toute évidence, à l'Adam seul, puisque il intervient, non seulement, avant même la création de la femme, mais aussi de celle des animaux. Pour être complet, nous devons comparer avec le premier récit où Dieu dit ceci : Voici, je vous ai donné toute l’herbe semant semence, sur les faces de toute la terre, et tout l’arbre avec en lui fruit d’arbre, semant semence: pour vous il sera à manger. Pour tout vivant de la terre, pour tout volatile des ciels, pour tout reptile sur la terre, avec en lui être vivant, toute verdure d’herbe sera à manger C'est donc le "vous" qui est utilisé ici "vous mangerez", un "vous" assez indifférencié, puisqu'il s'adresse aussi bien à l'humain, mâle/ femelle, qu'aux animaux. Le second récit est plus circonstancié.   L'interdit " tu ne mangeras pas" est posé à l'issue d'une geste créatrice où l'Adam, sans la différenciation sexuelle, est le seul à exister vivant devant Dieu. Le second récit donc pose l'interdit majeur, le pose en termes explicites de manducation - autrement dit d'assimilation - dans le déploiement créateur lui-même. Il est très curieux que cela passe, bien souvent, inaperçu.

  Les deux sont nus, le glébeux et sa femme: ils n’en blêmissent pas.
Le serpent était nu,
plus que tout vivant du champ qu’avait fait IHVH-Adonaï Elohîms.
Il dit à la femme: « Ainsi Elohîms l’a dit:
‹ Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin ›... »


Le récit poursuit donc. Il y a trois entités nues  en Éden  l'homme, la femme et un tiers, un serpent ; des trois et de l'ensemble des vivants, c'est même lui le plus nu. Le texte donc signale la nudité sans "blêmissement" de l'Homme et de la Femme, et celle, superlative, du serpent. Et voici que le serpent supernu, se met à parler. Deux animaux dans toute la Bible parlent, ce serpent originel et l'ânesse de Bâlaam. Cette parole du serpent est intéressante à plus d'un titre. Elle est une des première parole articulée par un être vivant - je ne m'attarde pas sur la nature exacte du serpent - c'est même la deuxième, puisque la première est celle de l'Homme lorsqu'il voit la Femme ( je ne parle pas ici des dits de Dieu, qui eux sont absolument premiers, mais de paroles articulées par des vivants autrement dit par des entités autres que Dieu). Cette parole serpentine, et elle l'est de plusieurs manières, est donc une des premières paroles ; elle amorce un dialogue avec la Femme. "Vous ne mangez pas de tout arbre du jardin " dit le serpent prétendant que c'est là la parole divine. Or celle-ci n'est pas celle-là. Dieu avait dit "De tout arbre du jardin tu mangeras". L'interdit divin était tout pour manger sauf un. Le serpent prend les choses par l'autre bout : pas un, donc pas tout. Il s'adresse à la Femme qui n'a pas entendu l'interdit, qui ne le sait que parce qu'on le lui a dit, que parce que l'Homme le lui a dit. On connaît la suite, la Femme tente de rajuster la parole, le serpent serpente et la Femme passe outre l'interdit, l'Homme fait de même et leurs yeux s'ouvrent sur leur nudité originelle. Aussi la narration, commence avec la nudité et fini par la nudité, mais entre les deux on est passé d'une nudité sans blêmissement à une nudité blêmissante et ce par le truchement d'un animal supernu. Entre l'Homme et la Femme est venu s'interposer le serpent nu et parlant. Comme eux il était nu mais, à leur différence, il était plus que nu.Comme eux, il parlait mais sa parole n'était pas celle du constat ("os de mes os, chair de ma chair") mais remise en cause d'une parole rapportée ("ainsi donc Dieu a dit").
Quelle est donc cette nudité qui conduit le récit de la chute ?


[Après la chute

Après la chute : Je/ Tu fixation dans la différence sexuelle et nomination propagation de la l'espèce. Incomplet ]

Comparaison avec l'annonce faite à Marie 
Il peut sembler incongru d'en venir à l'annonce faite à Marie. Pourtant ce rapport est suggéré par la tradition patristique elle-même : ne dit-on pas de Marie qu'elle est la nouvelle Eve ?
La scène de l'annonciation, rapportée par Luc, est le dialogue entre une femme et un tiers. Exactement, comme le récit du serpent dans la Genèse. Les similitudes ne s'arrêtent pas là. L'évangile rapporte donc, qu'un ange fut envoyé à une vierge et qu'il la salua en ces termes "Réjouis-toi, comblée de grâce le Seigneur est avec toi." Certes un ange n'est pas un serpent, cependant, un ange comme un serpent sont des messagers, au sens où ils portent l'un et l'autre un message et un message adressé à une vierge, puisque la femme, dans la Genèse, est vierge elle aussi. La différence, à ce stade, c'est que le serpent tout d'abord, ne salue pas, ensuite, le message qu'il porte n'est que le sien, comme la suite du récit le montre. Le messager de Luc, Gabriel, puisqu'il est nommé, salue et porte un message qui ne vient pas de lui.
A entendre la salutation, la vierge Marie se trouble, elle se demande même ce que signifie cette salutation. Le trouble de la Vierge a suscité pas mal de commentaires, je me contente ici de signaler que la femme de la Genèse ne semble nullement troubler de voir un serpent parler, ni de l'entendre dire, en préliminaire à leur dialogue, un mensonge.
Gabriel dévoile à Marie sa maternité future : tu concevras, tu enfanteras, ton fils sera grand, il sera appelé Fils du Très-Haut, il recevra le trône de David et il règnera pour les siècles ! Il y a de quoi perdre la tête ! Supposons un instant - frôlons le blasphème - que l'ange fut recouvert d'écailles, qu'il fut aussi nu que le serpent originel et ses paroles soudain deviennent aussi paranoïaques que "mais non vous ne mourrez pas, vous serez comme des dieux connaissant le Bien et le Mal". Le messager angélique (en réalité c'est un pléonasme que le français lisse) annonce ici un programme grandiose, d'une certaine manière, on pourrait dire, que quelque chose de l'épreuve originelle a dû passer par le cœur de cette vierge nouvelle.
Cependant, elle, dans sa simplicité, rétorque : "comment cela sera-t-il puisque je ne connais pas d'homme ?"
En effet, l'ange dans son programme ne parlait pas d'un homme (tu concevras et tu enfanteras) Marie, elle, en parle : si je dois concevoir, si je dois enfanter c'est forcément avec un homme, et non pas, comme Eve qui conçoit un fils (Caïn) avec Dieu, or je ne connais pas d'homme, autrement dit, je n'ai pas eu de rapport sexuel avec un homme. Il est remarquable que dès l'origine Marie semble refuser que l'enfant soit exclusivement son enfant, celui qu'elle aurait eu avec Dieu. Le cœur de Marie n'est pas celui d'une Mère toute-puissante en sa maternité, d'une mère qui aurait eu son enfant avec un tiers absolu. Elle n'est pas, elle ne se pense pas en Mère-Célibataire, et donc pas en Mère-Phallus. Elle demande un père pour l'enfant. C'est tout simplement remarquable : elle entend monts et merveilles et son premier mouvement est de dire mais où est le père de l'enfant ?



On peut voir là, une matière d'épreuve originelle ou en tout cas quelque chose, une scène, qui nous renvoie à la scène de l'épreuve originelle.
L'Ange annonce enfin l'obrombation de la Vierge par l'Esprit Saint. C'est de l'ombre de l'Esprit que la Vierge est recouverte dans une espèce de nuit similaire à celle qui tomba sur Adam lorsque fut tirée de son côté la femme. Ici aussi - et dans l'annonce à Joseph, car il y a une annonce à Joseph, la similitude est encore plus forte, puisque cette annonce a lieu dans le sommeil - la créature qui vient, l'enfant qui sera Emmanuel est conçu non pas en pleine lumière, en pleine conscience, mais à l'ombre de l'Esprit. Aussi Jésus, dont la personne est incréée, ne peut être qu'engendré par l'Esprit et en l'Esprit.

Les genèses que nous avons parcourues nous montrent que dans la perspective biblique, il n'y a pas de lutte entre le masculin et le féminin, que l'un et l'autre sont également de création que l'un et l'autre sont appelés à devenir à s'incarner en homme ou en femme dans un troisième terme : l'esprit, ou l'Esprit avec une majuscule. Cette lecture nous montre aussi que ce devenir homme ou femme est, dès le principe, heurté à la difficulté majeure d'envisager l'autre dans sa nudité native. La différence sexuelle est donc marquée par une carence originelle. Vouloir gommer la différence sexuelle ou vouloir la rendre rigide c'est aller contre l'Esprit. Vouloir la confusion des sexes ou leur guerre n'est pas selon la création divine. Enfin, le personnage de Marie mère du Nouvel Adam, révèle combien pour être "recouverte" par l'Esprit il faut être une vraie femme. (Joseph montre la même chose du côté du masculin.)