mercredi 27 mai 2015

Mimétisme et sainteté.

Teresa de Cepeda y Ahumada lisait des romans et des livres d'édification. Iñigo Lopez de Loyola, lui aussi lisait des romans de chevalerie. François Bernardone avait, lui aussi, la tête farcie d'histoires chevaleresques et courtoises qu'il avait sans doute puisées dans les récits entendus ou lus. Ces trois personnes avaient en commun avec Roméo et Juliette, avec Francesca de Rimini, avec Emma Bovary d'aller parfois jeter un œil du côté du roman, de la fiction et d'y nourrir des désirs qui sont tout sauf spontanés ou autonomes. A dire vrai, on peut se poser la question : la lecture, le livre, sont-ils des révélateurs d'un désir existant ou bien sont-ils les médiateurs de désir? Pour René Girard, la dernière hypothèse est la bonne : le désir est essentiellement mimétique, induit, médiatisé par un tiers, un tiers qui peut être la littérature. Pour Girard, l'amour de Roméo et de Juliette est en grande partie mimétique et c'est pour cette raison là qu'il finit si mal. La violence est toujours la conclusion des affres du désir mimétique. Un désir qui fleurit sur le manque à être ne peut qu'évoluer en rivalité et se solder, d'une façon ou d'une autre, par la mort. 

Pour Thérèse d'Avila, la lecture intervint très tôt comme un médiateur mimétique : "je lisais donc les souffrances que les saintes martyres avaient endurées pour Dieu; il me semblait qu'elles achetaient à bon compte le bonheur d'aller le posséder. Aussi, j'appelais de tous mes vœux le même genre de mort. Ce qui me guidait, ce n'était pas un amour de Dieu dont j'eusse conscience, mais le désir d'aller promptement au ciel pour y jouir des ces délices ineffables dont nos livres nous entretenaient." Son désir est tel que son frère lui succombe mimétiquement et tous deux, jeunes enfants, quittent la maison paternelle pour aller mourir chez les Maures. Plus tard au Carmel de l'Incarnation, Thérèse lit les récits de la vie des anciens pères carmes et différents autres textes. Elle cite explicitement le Troisième Abécédaire d'Osuna, les Confessions de saint Augustin ("Dés que je commençai la lecture des Confessions, il me sembla m'y voir représentée"). De ces lectures naît le désir d'un changement radical de vie, sans vraiment y parvenir, et d'une nostalgie pour l'ancien mode de vie des premiers Carmes. Après sa "conversion", elle établira sa réforme dans l'intention de revenir à la vie primitive du Carmel et en insistant sur l'oraison qu'elle avait appris chez Osuna. Aussi, il est évident que et la conversion de Thérèse de Jésus et l'établissement de sa réforme repose sur un mimétisme, et un mimétisme littéraire. Les livres ont été pour elle de puissants médiateurs du désir. Cependant, cela n'aurait pas pu porter les fruits que cela a porté sans une autre forme de mimétisme qui en quelque sorte canalise la violence, l'évacue, même, et "assaini" l'imitation.

Je veux parler ici de l'épisode de la "conversion". : "Mon âme fatiguée d'une telle vie soupirait après le repos. Mais ses tristes habitudes ne lui permettait pas d'en jouir". Or voici ce qu'il m'arriva. Entrant un jour dans l'oratoire, je vois une statue que l'on s'était procurée pour une fête qui devait se célébrer dans le couvent et que, en attendant, on avait placé là. Elle représentait le Christ tout couvert de plaies. La dévotion qu'elle inspirait fut si grande qu'en la voyant je me sentis complètement bouleversée, tant elle rappelait ce que le Seigneur avait enduré pour nous. Une telle douleur s'empara de moi, en considérant combien j'avais mal répondu à l'amour que supposaient de telles plaies, que mon cœur semblait se briser. Je me prosternai aux pieds de mon Sauveur en répandant un torrent de larmes, et le suppliai de me donner la force de ne plus l'offenser". Ainsi donc, c'est par la similitude de l'image (" elle représentait le Christ", "elle rappelait ce que le Seigneur avait enduré pour nous") que Thérèse fait l'expérience personnelle du salut. La médiation de l'image est essentielle, comme d'ailleurs le montre la suite du récit, à telle enseigne que l'on peut ici reprendre l'adage "ut pictura poesis ". Mais encore faut-il aller plus loin, il ne s'agit pas ici de n'importe quelle image, il s'agit d'un Christ aux Outrages, d'un homme qui déjà est embarqué dans le sacrifice libre de sa vie. Thérèse éprouve que cet homme-là, médiatisé par l'imitation de l'image, à souffert pour elle et c'est cette expérience qui la retourne totalement. L'expérience littéraire ne fut pas suffisante, elle en restait à un certain degré de superficialité, de notionnel. Il fallu la "rencontre" de la mimésis imaginale pour achever d'emporter le désir radicalement hors d'un cercle qui, s'il n'avait été religieux et conventuel, comme dans le cas de Thérèse, aurait pu n'être qu'une forme de snobisme. Le snob est celui qui n'a de désirs qu'empruntés en se persuadant qu'il les possède spontanément. 


Ignace de Loyola, s'il faut l'en croire, était un petit noble vaniteux, imbu des manières de la cour et d'ambition, le tout étant nourri, d'après ses propres dire, des romans de chevalerie de l'époque : il n'est qu'une espèce plus virulente de  Dom Quichotte rêvant d'imiter Amadis de Gaule. Mais voilà qu'au siège de Pampelune, un boulet de canon vient lui briser la jambe. Cette jambe brisée mettra fin de façon cruelle et nette à toute son ambition courtisane. En convalescence dans son château de Loyola, il ne dispose pas de romans courtois, on ne lui fournit que des vies de saints que, faute de mieux, il lit. Lecture faisant, naît en lui un désir d'imiter les saints. A vrai dire, il ne s'agit là, dans un premier temps, que de la même ambition mais déplacée sur un autre objet : "En en faisant souvent la lecture, il s'attachait quelque peu à ce qui s'y trouvait écrit. Mais, cessant de les lire, il s'arrêtait quelquefois pour penser aux choses qu'il avait lues ; d'autres fois aux choses du monde auxquelles il avait autrefois l'habitude de penser. Et parmi les nombreuses choses vaines qui s'offraient à lui, l'une occupait tellement son cœur qu'il était ensuite plongé dans cette pensée pendant deux, trois, quatre heures sans s'en apercevoir ; il imaginait ce qu'il devait faire au service d'une dame, les moyens qu'il prendrait pour pouvoir aller au pays où elle se trouvait, les pièces de vers et les paroles qu'il lui dirait, les faits d'armes qu'il ferait à son service. Et il était si vaniteux de cela qu'il ne voyait pas combien il était impossible de pouvoir réaliser cela ; car la dame n'était pas d'une noblesse ordinaire : ni comtesse, ni duchesse , mais d'une condition plus élevée que celle de l'une ou de l'autre. Cependant notre Seigneur venait à son secours en faisant qu'à ces pensées en succèdent d'autres qui naissaient des choses qu'il lisait. Car en lisant la vie de notre Seigneur et des saints il s'arrêtait pour penser, raisonnant en lui-même : « Que serait-ce si je faisais ce qu'a fait saint François et ce qu'a fait saint Dominique? » Et il réfléchissait ainsi à de nombreuses choses difficiles et pénibles ; quand il se les proposait, il lui semblait trouver en lui la facilité de les réaliser. Mais toute sa réflexion était de se dire en lui-même :« Saint Dominique a fait ceci : eh bien, moi, il faut que je le fasse. Saint François a fait cela : eh bien, moi, il faut que je le fasse. » Ces pensées duraient, elles aussi, un bon moment ; et puis d'autres survenaient auxquelles succédaient les pensées du monde dont il a été parlé plus haut, et il s'arrêtait aussi à celles-ci un grand moment. Et cette succession de pensées si diverses dura pour lui un long temps, et il s'attardait toujours à la pensée qui se présentait, qu'il s'agisse de ces exploits mondains qu'il désirait faire ou de ces autres exploits pour Dieu qui s'offraient à son imagination, jusqu'à ce que, fatigué, il la laisse et porte son attention sur d'autres choses." On le perçoit suffisamment, Ignace est encore dans l'imitation purement formelle, imitation suscitée par la lecture qu'il fait et l'ambition qui n'est toujours pas morte. Les moyens humains lui faisant désormais défaut pour satisfaire ses désirs de grandeurs puisés à ses lectures, voici qu'il découvre des moyens divins. Il fallu, à lui aussi, une expérience d'une autre nature pour opérer un changement radical : "Etant une nuit éveillé, je vis clairement une image de Notre-Dame, avec l'Enfant-Jésus. De cette vision, durant un espace de temps considérable, je reçus consolation jusqu'à être comblé. Et aussitôt je fus dans un tel dégoût de ma vie passée, et spécialement de non iniquité, qu'il me sembla sentir mon âme décapée de tout ce qui auparavant était si fort imprimé en elle." Comme pour Thérèse, Ignace doit passer par une expérience de "vision" pour être "converti", retourné. Si la vision de Thérèse est une expérience scopique matérielle mais suscitant un affect psychique, pour Ignace il semble que l’expérience soit d'un autre ordre - même s'il parle d'image - directement psychologique et suscitant un affect conséquent. A partir de cette vision inaugural, Ignace commence un parcours extrêmement personnel et ascétique - prise en compte de la violence mimétique appliquée à soi-même - qui le conduira à la fondation de la Compagnie de Jésus. Il n'est pas sans intérêt de mentionner la place qu'auront les créations d'images, de scènes, dans la méditation ignatienne qui se voudra toujours la plus proche possible des événements évangéliques qui servent de support à la méditation. Ici aussi la mimésis imaginale, vécue émotionnellement par le sujet, est à l’œuvre, complétant et rectifiant la mimétique littéraire et son fatal snobisme. 


Le cas de François d'Assise est à peine différent. Le jeune François est un individu issu de la bourgeoise et encore habité de rêves courtois médiévaux : amour et faits d'armes. Où donc François trouve-t-il la source de ses désirs ? Bien que nous ayons aucune confidence sur la question, on peut supposer qu'il l'a trouvée dans les récits chevaleresque que forcément il a dû entendre ou même lire. Sa tentative de réalisation de son désir de chevalerie est un fiasco et finit dans un cachot. C'est dans cette expérience de la vanité qu'il entre dans une étrange maladie de laquelle il sortira désabusé sans pour autant voir son rêve totalement détruit. On dirait plutôt que pour lui aussi, l'ambition, appartenant plus à un trouvère qu'à un soldat, dans le cas de François, se déplace par déception. François commence à "faire l'ermite", se retire hors de la ville, cherche une autre forme à son désir quelque peu malmené. Pour lui aussi, cela sera dans un expérience imaginale qu'aura lieu la cristallisation, la conversion. En effet, un jour dans l'église de saint Damien en ruine, du Crucifix peint François reçoit l'ordre : "François rebâti mon Église". L'ermite, le fils de drapier qu'il est encore, obéit littéralement, et reconstruit Saint-Damien. Ce n'est que plus tard, qu'il comprendra que cette église en ruine, était la représentation, l'image, de l’Église, communauté de fidèles. François renonce à sa filiation terrestre et à ses privilèges, symboliquement se dénude, devant l'évêque, représentant officiel de cette Église en ruine, père nouveau, père de substitution, et devient l'époux de Dame Pauvreté, la dame de ses rêves enfin trouvée. La voix entendue et la voie tracée venaient du Crucifix et c'est à lui aussi que François vers la fin de sa vie fut configuré dans la stigmatisation mimétique. Le pauvre d'Assise ayant reçu son mandat médiant l'image du Crucifié, voyait son corps lui être rendu semblable, devenir une image configurée. 

On voit donc comment la littérature, pour ses trois cas - mais il y en a d'autres - était à la fois une source de vanité mondaine ou religieuse et comment il a fallu, à chaque fois, une expérience plus personnelle pour évacuer la vanité ou le snobisme et entrer de plein pied dans une imitation assainie. Cette expérience mimétique c'est faite par le truchement de l'image et d'un affect afférent, affect suffisamment puissant pour décider de façon radicale et irrévocable d'une destinée. Le sujet qui aurait pu se perdre en vaine recherche d'un mimétisme stérile ou violent, finit par se trouver à la vue d'un amour qui fut "pour lui", au son d'une voix qui lui est personnellement adressée et qui l'engage dans l'imitation d'un sacrifice assumé, offert, librement. Un sacrifice certes parce qu'il en est, au final, ainsi de toute vie, qui ne peut être une vie de toute-puissance, mais un amour avant toute chose, autrement dit d'une parole, d'un être, d'une raison qui "d'ailleurs" m'aime et me constitue comme sujet.