Il faut bien avouer que la chose est complexe. En
tout cas, en ce qui me concerne, elle me pose un vrai problème de conscience
que je n’ai qu’imparfaitement résolu. Il y a tout d’abord, l’exhortation
vétéro-testamentaire de recevoir l’étranger. Il y a aussi la tradition
multiséculaire de l’Église qui compte parmi les œuvres de miséricordes
l’accueil de l’étranger et l’accueil inconditionnel : sans regarder à sa
race, sa religion, sa langue ou tout autre considération. Il y a l’exemple des
saints et il y a maintenant les exhortations papales constantes.
Commençons par
celles-ci. En réalité, on ne sait à quel saint ce vouer. Les messages du pape
pour l’accueil des réfugiés, devenus entre temps des "migrants", est dans l’air du
temps. La majorité des politiques européens tiennent le même discours avec la
volonté d’imposer aux populations quelque chose qu’elles ne considèrent pas
forcément d’un bon œil. Le pape, de ce côté-là, joint sa voix à la voix des
autres et ne fait que donner du crédit à une politique d’accueil migratoire.
C'est en tout cas ce qui ressort des compte-rendus des médias.
Cependant, je crois que ce qui guide le pape et ce qui guide les dirigeants
européens est assez différent. Je ne pense pas que l’on puisse dire de manière
unilatérale que les discours du pape, sur cette thématique, sont politiques.
De même que l’on ne peut pas dire que les discours des politiciens soient mus
par la charité ou les œuvres de miséricorde. Le fait est là : le mobile des
uns n’est pas celui de l’autre, en l’occurrence du Pape.
Toujours est-il que le résultat, pour les esprits et dans les faits, est le même :
une arrivée massive de migrants, réfugiés, expatriés, déplacés, appelons-les
comme on voudra. Arrivée massive qui se conjugue avec peur, fondée et/ou infondée,
incivilités répétées, sentiment d’invasion occulte ou réclamée, ambiance
délétère au final, car on sent bien que la chose est devenue très peu gérable et sans doute peu gérée.
Ajoutons à cela que la majorité des dits migrants sont de confession musulmane. Dans un monde où l’islam, manifeste, une nouvelle fois, son penchant violent,
il y a de quoi se demander ce que l’on va devenir. Les appels incessants du
pape paraissent alors parfaitement irraisonnables, dangereux voire, aux yeux de certains, collaborationnistes.
D’aucuns entrent dans une défense, obsédante et désespérée, d’une identité
nationale ou supranationale, dans la défense d’une identité chrétienne, liée
dangereusement à l’identité nationale. Qu’en est-il de la défense de l'identité chrétienne sachant qu'en fait partie la dynamique de
charité ? La question est donc de savoir ce qu’est la charité d’abord et
ensuite comment elle s’applique dans ce contexte confus ? L’accueil de
l’autre doit-il être parfaitement inconditionnel au risque de nous être
nocif ? Doit-on faire, si on est chrétien, de l’accueil des migrants une
priorité absolue ? Cette priorité doit-elle être relayée
politiquement ?
Le Pape s’appuie souvent sur les textes des Écritures, ce Noël encore. Qu’en est-il au final en regardant les choses sans
poésie et sans rhétorique ?
Jésus naît à Bethléem, en Judée. Sa famille vient
de Nazareth en Galilée. Entre les deux parties de la Palestine d’alors, s’il
n’y avait qu'une unité politique relative, il y avait une unité religieuse
juive qui suppléait largement au manque d’unité politique. De plus, si Marie et
Joseph font le voyage jusqu’à Bethléem c’est pour retourner au pays de leurs
ancêtres puisque que Joseph est de la tribu de David, de Bethléem. Aussi donc, on ne peut parler
pour Marie et Joseph, dans ce cas précis, de « migrants ». De plus
« migrant » indiquent un état de déplacement constant ou du moins une
installation temporaire en vue d’un nouveau départ. Marie et Joseph ne sont pas
à proprement parler des « étrangers » à Bethléem pas plus qu’ils
ne le seront quand ils feront le voyage à Jérusalem. Disons qu’en allant à Bethléem, ils sont en voyage dans un but
administratif. Ils ne sont pas davantage réfugiés puisqu’ils ne fuient, à cette
occasion, rien du tout. Ils ne sont pas même des immigrés, étant entendu que
l’immigré s’installe durablement en terre étrangère. Tout au plus, et en
forçant un peu, ils sont exilés de leur village et de la Galilée.
Au contraire, quelques temps après la naissance de
Jésus, et sans qu’ils aient eu le temps de retourner à Nazareth semble-t-il,
Marie, Joseph et Jésus prennent la route d’un exil vrai et deviennent pour
quelques temps de vrais immigrés en Égypte. Ils sont même des réfugiés
puisqu’ils fuient Hérode le Grand. Rétrospectivement, le parcours qui de
Nazareth conduit en Égypte peut être lu
comme celui d’une migration. Mais cela n’est possible que parce qu’il y
a cette « fuite en Égypte ». Le Christ donc et sa famille on été
réfugiés en Égypte. Mais on sait parfaitement ce que signifie
théologiquement cette « Égypte » dans laquelle le fils de Dieu trouve
refuge, comme Moïse, Joseph, avant lui. Et l’on sait que Dieu rappellera d’Égypte son Fils, comme il a tiré Israël d’Égypte. Ici donc, le motif de cette
fuite n’est pas d’abord d’attirer l’attention sur le statut de réfugié de la
sainte Famille, mais bien de signifier que Jésus est le nouveau Moïse, le
nouveau Joseph, et le parfait Israël. Reste le fait : comme Israël avait été
étranger sur la terre d’Égypte, Jésus et sa famille le sont aussi.
Cela dit, le statut d’Israël en terre d’Égypte
était celui d’un exil servile et pas autre chose. C’est de cette servitude que
Moïse libère Israël. De même, on ne peut dire, qu’avec une sacrée distorsion,
que les exils suivants que connaîtra le peuple juif sont des migrations
volontaires et qu’ils sont alors de migrants ou des réfugiés, car en rigueur
de termes, ils ne sont ni l’un ni l’autre.
On cite souvent deux versets du Lévitique (19,33-34) pour
justifier l’accueil inconditionnel de l’émigré : "Si un immigré vient séjourner avec vous dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas. Vous traiterez l’immigré qui séjourne avec vous comme un autochtone
d’entre vous ; tu l’aimeras comme toi–même, car vous avez été immigrés
en Égypte. Je suis le SEIGNEUR (YHWH), votre Dieu. " Reste qu’à coté de ce verset,
qui n’est d’ailleurs pas sans poser des problèmes d’interprétation, il existe
de nombreux autres où l’accueil censé être dû aux émigrés prend un sacré coup
dans l’aile. Ainsi pour la Pâques, il est permis d’accueillir à la table juive
des étrangers à condition que les mâles, parmi les étrangers, soient circoncis. On ne compte pas les
cas, où un ordre divin, ou supposer tel, demande la mise à mort de ceux qui
s’oppose à l’installation Israël parfois dans des terres qui ne lui
appartiennent pas. Comment dés lors dire que tel verset donne la véritable doctrine
concernant l’accueil de l’émigré et que tels autres non ? Quel est l’argument
permettant de faire le tri ? A vrai dire, on ne sait pas même si la
traduction « immigré » pour les verset du Lévitique est correct. Il est probable que traduire le mot "ger" hébreux par "immigré" est déjà une légèrement déformation. Bref, une chose est certaine, il y
a un devoir sacré d’hospitalité dans l’Ancien Testament mais y lire quelque
chose comme des préoccupations contemporaines serait parfaitement anachronique.
Autre chose l’Ancien Testament fait acception des personnes et
c’est même un des traits du Judaïsme. Par exemple, l’accès au Temple était
largement codifié et les « gentils », les non-juifs, n’avaient le
droit d’y pénétrer que jusqu’à un certain point.
Le christianisme supprime cet aspect discriminant
et l’acception des personnes devient, à la longue, impossible. Dés lors, c’est
à frais nouveaux, que se pose l’accueil de l’autre, de l’étranger, de l’immigré,
de l’hôte. C’est de manière radicalement neuve que se pose la question du
« prochain ». Comme toute question dans le christianisme, celle-ci
doit être posée à partir du Christ. Nous avons vu que le voyage à Bethléem ne
peut constituer raisonnablement une migration et que le premier fait matériel qui
peut être considéré comme tel est la fuite en Égypte. Nous avons vu aussi que l’on ne peut
pas tirer grand-chose de ce fait-là sinon que la sainte Famille vécut quelques
temps (années ?) dans ce pays et qu’il était évident qu’un jour, ils en
repartiraient. Il est probable que Marie et Joseph y ont subvenu à leur
existence par le travail de leurs mains, sans faire de vagues et sans attirer
l’attention sur eux. Ce séjour en Égypte, dont nous ne savons rien, est surtout mentionné pour ses
résonances théologiques plus que pour sa portée humaniste ; on s’en doute.
Si l’on reste au niveau du strictement théologique,
dans le christianisme, la relation à l’autre, et à cet autre qu’est l’étranger,
n’est pas à fonder sur une quelconque migration historique du Christ, mais sur
l’Incarnation. En effet, Dieu, en prenant chair, pose les fondements d’une
relation radicalement neuve à l’autre. Car quoi de plus étranger à la nature
divine que la nature humaine et où trouve-t-on unie une "étrangeté" semblable
sinon dans le Christ, vrai Dieu et vrai Homme? Quoi de plus étranger que cette
inhabitation du Verbe dans une chaire mortelle? Et où la trouve-t-on
sinon dans le Christ, Verbe Incarné ? Le premier étranger, l’absolument
étranger, c’est le Christ. En lui , en effet, Dieu est en quelque chose en
exil, en kénose comme dira saint Paul.
Dieu dans l’Incarnation prend la forme d’esclave.
Ce que l’Incarnation permet de comprendre, c’est
que nous sommes tous des étrangers, que tous nous sommes des esclaves, migrants
ou non, réfugiés ou non, émigrés ou non. Être homme est être en exil,
toujours. Depuis que l'homme est sorti d'Eden, il a sombré dans l'exil. Exil qu'assumer le Christ, exil doublé par l'exil de la divinité dans l'humanité exilée. Sa vie durant, le Christ va
signifier ce caractère radical du fait d’être étranger : rejeté par ses
compatriotes de Nazareth, par ceux de Capharnaüm, par le Peuple juif, par le
pouvoir romain, par Judas, par Pierre et par l’un des larron crucifié avec lui.
Le Christ est celui que l’on rejette non pas parce qu’il est migrant mais parce
qu’il est l’Etranger absolu. L’attitude du Christ est l’exact inverse : il
intègre, assimile, répare : les aveugles, les paralytiques, les possédés,
les païens, les samaritains, les prostituées, tout ceux qui était peu ou prou
frappés d’ostracisme, Jésus les accueille au sens le plus radical : dans
ce qu’ils sont en ne considérant que la personne et rien de plus. C’est sur
cette base que les premiers chrétiens ont admis au baptême, sans circoncision,
tout homme et toute femme. La foi seule au Christ devenant désormais l’argument
décisif d'une appartenance au Christ lui-même, duquel le baptisé
devenait un membre et tous les membres constituant un corps.
Tout cela est bel et beau mais même si c’est
fondateur, on peut se poser la question de savoir jusqu’où concrètement il faut
aller dans l’accueil pratique aux étrangers et en l’espèce aux migrants. Sans oublier ce qui a été dit, d’autres questions
entre en ligne de compte, par exemple la notion de « justice ». Or,
il n’est pas juste de déshabiller Pierre pour habiller Paul. La justice ne
permet pas de faire du mal pour arriver à un bien. Mais quel mal fait-on ?
Il semble évident que les populations locales vont mal à plus d’un titre et qu’elles
le disent de plusieurs façons. Ce mal prend la forme de la peur. Certains
voudraient y voir uniquement un symptôme fasciste. On ne peut penser raisonnablement que toutes les populations soient fascistes. L’argument du
fascisme est simple, trop simple pour être vrai. On ne peut toujours tout
ramené aux années 1930. Il faut un jour arriver à penser sans Hitler.
La peur qui habite beaucoup de populations
européennes n’est pas non plus la peur qu’on leur prenne tout. L’Europe a
montré, dans les années passées, sa générosité et a accueilli, parfois sans
discernement aucun, des populations allogènes, allant jusqu’à donner, dans
certains pays, la nationalité à tous ceux qui naissaient sur leur territoire.
Aujourd’hui, on veut que les populations en fasse d’avantage encore, et
certains croient même qu’il faut qu’elles disparaissent ou du moins s’ "écrasent"
pour permettre à d’autres de vivre et d’exister.
Le remplacement de population est visible, lié à un
problème démographique, il faut être aveugle pour ne pas le voir, ici et là,
dans tel ou tel quartier. Ce remplacement va de pair avec un remplacement
culturel, une montée des extrémismes identitaires et religieux. Il va surtout de pair avec un vide culturel, spirituel, religieux. Il est ensuite quelque peu illusoire de se constituer en chevalier de l'identité, alors que celle-ci a proprement été jetée aux orties ou aux oubliettes. De ce côté-là nous récoltons ce que nous avons semé. Mais il est évident
que la situation est tendue et qu’il n’y a que peu d’apaisement. C’est dans ce
contexte que le Pape réclame, de façon obsédante, l’accueil presque
inconditionnel des migrants sur le sol européen. On comprend qu’il finit par
agacer même certains catholiques qui ne comprennent pas que ce discours ne soit pas
accompagné d’une contrepartie sur la justice, comme le faisait Benoît XVI.
Si toute personne doit être reçue dans ce qu’elle a
d’unique, sans considération de race, de couleur de peau, de langue, de sexe,
de religion, de goûts, de culture, il n’en va pas de même quand il s’agit d’accueillir
des masses, des groupes humains. Si la charité doit présider a tout, ce n’est
pas au dépend de la justice. Si l'accueil de la personne ne relève pas de la politique, l'accueil de masse ou de groupes indistincts en relève bien. Et une des vertus que la politique devrait mettre en œuvre c'est la justice. Je en pense pas qu'il y ait des politiques charitables ou que la charité soit une vertu politique.
Un jour une femme, non juive, vient trouver Jésus
pour lui demander une guérison. Jésus lui rétorque, un peu brusquement, qu’il n’est
venu que pour Israël et qu’il n’est pas bon de prendre le pain des enfants pour
le jeter aux petits chiens. La femme lui
rétorque : d’accord, mais parfois les petits chiens mangent des miettes
qui tombe de la table des maitres. Jésus voyant la foi de la femme, la guérit.
Jésus lui-même donc opère une distinction : Israël/ ce qui n’est pas
Israël, les enfants / les petits chiens. La femme reprend la distinction,
autrement dit elle reconnait qu’elle n’est pas, selon les catégories mises en
place par le récit, un « enfant », mais un petit chien, mais que le
chien mange de ce qui tombe de la table des maitres. Bien sûr ce récit a une
portée théologique qui annonce l’universalité du salut : ce qui était
réservé au peuple juif est désormais offert à tous, et par seulement sous forme
de miettes mais en abondance, car ce qui est proposé à la table est
superabondant. Jésus, ne faisant pas acception des personnes, et voyant la foi
de la femme, fait avec elle selon sont désir et la guérit. Nous sommes ici dans
un rapport de personne à personne. Nous n’avons rien dans les écritures qui
nous éclairent sur les comportements que nous devons avoir avec des
groupes humains dans une situation comme
la nôtre.
Nous sommes donc renvoyer aux principes de charité, avec les personnes,
et de justice, dans la politique, et à l’exercice éclairé de la raison. Nous sommes renvoyer à ce
qui est légitime, or la défense de l’identité, d’un territoire, d’une culture
est légitime.
Une autre posture serait éventuellement possible. Elle consisterait à appliquer ce qui normalement doit se faire au niveau strictement
personnel à un niveau de société. Nous entrerions là dans une position
quasi-mystique qui exigerait de donner sa vie pour autrui ( "il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux de l'on aime"), de non seulement
disparaître comme individu, mais aussi comme société, comme culture, pour que d’autres
vivent. On conçoit que cette attitude vécue collectivement ne peut prendre
que la forme explicite d’une violence. Forme qu’elle a déjà en partie assumée. Cette position, je crois bien, porte en elle des excès et, pour parler en termes religieux, présente des accointances hérétiques. Il s'agirait d'un irénisme irresponsable permettant à l'autre de n'être que l'autre, de rester cet autre, de l'enfermer, au final, dans son caractère étranger. De plus, cet autre n'est pas forcément mon "ami", loin s'en faut, il est peut-être mon ennemi. Or, si je dois aimer mes ennemis, ce n'est pas en tant qu'ils sont mes ennemis, mais c'est parce qu'ils sont des hommes et que j'ai l'espoir qu'ils puissent devenir "ami".
Il faudrait dire un mot sur la situation d'occupation de la Palestine par un peuple étranger, en l'occurrence les Romains, qu'a connue Jésus. Et considérer, comment il se comporte face à cette population. Mais ça sera pour un autre épisode.